Mésaventures esclavagistes en Nouvelle-France (intégral)

Au début, les esclaves autochtones achetés par des colons français prenaient presque tous la poudre d’escampette. C’est que d’autres colons, opposés à cette sujétion, leur révélait  que l’esclavage était illégal en France et en Nouvelle-France et qu’ils pouvaient donc déguerpir.

Ce n’était pas qu’une conviction. C’était une information. Les Français du début du 17e siècle avait une idée précise de ce qu’était un esclave. Des dizaines de milliers d’entre eux avaient été kidnappés et asservis par les États musulmans d’Afrique du Nord. Des expéditions de sauvetage étaient organisées à grand frais. Les rescapés avaient l’obligation de faire pendant trois mois une tournée des régions de France pour raconter leur calvaire, vanter la valeur de leurs libérateurs et amasser des fonds pour les prochaines opérations de libération. De toutes façons, se disaient nos premiers colons sur les rives du Saint-Laurent, les Français sont des « francs », ce qui est synonyme de « libre ». La cause était donc entendue.

Je tire cette science, et presque tout ce qui suit, d’un extraordinaire ouvrage publié en 2012 et qui m’a été récemment signalé par Dominique Deslandres, spécialiste de ces questions à l’Université de Montréal. Un ouvrage qui « renouvelle complètement notre connaissance de l’esclavage », m’écrit-elle. Le chercheur américain Brett Rushforth, qui a ratissé les archives chez nous, en France, en Espagne et ailleurs pour alimenter ce récit monumental, a obtenu pour Bonds of Alliance – Indigenous & Atlantic Slaveries in New France (UNC Press) de prestigieux prix, aux États-Unis et en France.

Un enjeu central

La révélation de sa passionnante recherche est la très forte interaction entre autochtones et colons français sur une question qu’on pensait secondaire, mais qu’il trouve centrale, celle de l’utilisation de l’esclavage au sein des nations et dans les rapports entre elles. « Aucun honneur n’était plus important pour un jeune autochtone que de capturer des esclaves. Son exploit était célébré dans des cérémonies publiques, gravé dans ses armes et un tatouage témoignait de chaque ennemi ainsi asservi » écrit Rushforth.

Les esclaves pris dans des raids étaient traités comme des êtres inférieurs. Les hommes, surtout, subissaient tortures et sévices. Mais ils devenaient une précieuse monnaie d’échange, utilisée pour le commerce, comme un don pour obtenir une faveur, pour réparer un tort commis, ou encore pour exprimer une volonté d’établir la paix. L’esclavage était un outil diplomatique essentiel.

Les Français faisaient du cumul des alliances avec les autochtones la clé de leur influence en Amérique et ont dû, parfois à la dure, intégrer cette notion. Ainsi lorsque deux membres de la nation des Ottawa sont accusés d’avoir tué deux Français, un marchand, Daniel Greysolon Dulhut, souhaite leur faire subir un procès. Le conseil de la nation Ottawa propose plutôt, pour réparer la faute, de donner des esclaves à Dulhut. « Même 100 esclaves, leur répond-il, ne me convaincront de faire commerce du sang de mes frères. » Les deux accusés sont exécutés et cette rebuffade est si mal reçue que les Ottawa avisent les autres nations alliées des Français de ce qu’ils considèrent être une grave offense. Le gouverneur de Nouvelle France a fort à faire pour rétablir la confiance. À terme, les Français acceptent de recevoir et parfois de donner des esclaves pour prouver l’importance qu’ils accordent aux alliances. Ils furent ainsi, explique Rushforth, colonisés par les autochtones qui leur ont imposé leurs pratiques.

Le droit français invente une distinction pour faire entrer l’empire dans le marché des esclaves, principalement noirs pour les Antilles, principalement autochtones en Nouvelle France. Ils se refusent le droit d’asservir qui que ce soit, mais acceptent d’acheter, puis de faire commerce, de personnes déjà esclaves. Ils trouveront de quoi se contenter chez les esclavagistes africains et chez les nations autochtones qui tirent un grand profit de la vente, aux colons français, d’esclaves capturés dans les nations ennemies.

La pénurie de main d’œuvre étant (déjà) criante dans la nouvelle colonie, l’achat et l’utilisation d’esclaves autochtones devient, non l’exception, mais la norme. Rushforth calcule qu’à certains moments, un habitant de Nouvelle-France sur huit était un esclave. Madeleine de Verchères et son époux en avaient plus d’une douzaine.

L’erreur esclavagiste de Denonville

Les autorités françaises manquèrent au moins une fois au principe de ne réduire personne en esclavage. La force de frappe des Iroquois était telle qu’elle mettait constamment en péril la colonie et ses alliés. En 1687, décision fut prise de frapper un grand coup, d’en capturer un contingent, d’en faire des esclaves et de les envoyer en France. Le moyen utilisé était le pire imaginable: inviter un groupe de chefs Iroquois à une négociation de paix au Fort Frontenac (dans l’Ontario actuelle). Une cinquantaine d’Iroquois, dont 36 chefs, furent ainsi capturés, conduits à Marseille et faits galériens.

La réaction fut  terrible, de la part des Iroquois qui se jugèrent à bon droit floués, des autres nations qui possédaient un vif sens de la parole donnée – et de la traitrise – et de la part des colons français, y compris des Jésuites, qui en voulaient au Gouverneur Denonville pour un acte aussi vil et aussi contreproductif. La contre-offensive iroquoise, menée de main de maître par une générale et comptant un nombre inhabituel de guerrières, fut un succès tel qu’elle menaça de raser Ville-Marie de la carte, Denonville accepta de faire revenir les galériens pour les rendre à leur peuple. Ce n’était pas aisé, les Iroquois capturés étant répartis dans la flotte, dont ils étaient parmi les plus vaillants et estimés rameurs. Une vingtaine fut retrouvée et rendue. Ville-Marie fut sauvée. Denonville fut viré.

Une arme de dissuasion

Les nations alliées des Français, surtout autour des Grands Lacs, ne souhaitaient en aucun cas partager avec d’autres nations le lucratif commerce de fourrure qu’elles pratiquaient avec la  colonie et qui leur donnait accès à des armes, à des outils, à des pointes de métal pour leurs flèches, entre autres. Mais les Français souhaitaient étendre toujours plus loin leur zone d’influence, ce qui passait par de nouvelles alliances avec des nations vivant plus à l’Ouest ou au Sud. C’était le cas notamment de la nation Renard, une ennemi méprisé par les nations alliées. Pour contrecarrer la volonté Française, elles eurent recours à ce stratagème: prendre des esclaves Renard, les vendre à des colons Français. Lorsque la délégation de chefs Renards arriverait à Québec pour négocier une alliance, elle se rendrait compte que certaines des leurs étaient en esclavage. Cela ferait mauvais effet. C’est précisément ce qui arriva dans ce cas, et dans celui des Sioux. « Au fil du temps, écrit Rushforth, les Français ont accepté cette situation à contrecœur et durent échanger leur rêve d’une alliance universelle au-delà des Grands Lacs contre un approvisionnement régulier d’Indiens réduits en esclavage provenant de cette région et au-delà. »

Une fois soldée la conquête anglaise de la Nouvelle-France, la question de l’esclavage fut encore centrale dans le déclenchement de la plus grande révolte autochtone de l’histoire contre l’occupant Anglais. Un couple d’esclaves Pawnee (grandes victimes de l’esclavage autochtone) ayant tué un colon Anglais, le Commandant des forces anglaises, Henry Gladwyn, les condamna à mort pour en faire, dit-il, un exemple pour tous les Indiens. Le grand chef Algonquin Pontiac n’avait évidemment pas le moindre intérêt pour les deux Pawnee, qu’il aurait fait exécuter lui-même. Mais il prit comme une grave insulte l’idée que tous les Indiens étaient égaux. Il en tira la conclusion que les Anglais voulaient faire de tous les autochtones des esclaves, ce qui était alimenté par le mot utilisé par les Britanniques pour désigner les habitants du continent qui devaient selon eux être les « sujets du Roi ». Or le mot sujet ne se traduit que par esclave en langues autochtones, un malentendu que les interprètes, surtout des Français, ont peu fait pour dissiper. (Pontiac et ses alliés étaient aussi informés que des leaders anglais traitaient les Indiens de « chiens » ce qui était précisément le mot utilisé par les autochtones pour désigner leurs esclaves.)

Pontiac déclencha une guerre terrible contre les nouveaux maîtres européens, mettant leur colonie en péril. Les nouveaux occupants de la Nouvelle France tentèrent de recruter des colons français dans leur campagne contre Pontiac. Ils refusèrent.

Un dernier mot, en conclusion. Aucune maison d’édition francophone, au Québec ou en France, ne prévoit pour l’instant traduire et publier ce livre indispensable. À l’heure où on s’intéresse plus que jamais à notre histoire commune, autochtones et francophones, sur notre territoire, c’est proprement invraisemblable.


La question du dénombrement

En entrevue avec Le Devoir, Rushforth affirme avoir pu confirmer la présence sur le territoire des 4 000 esclaves autochtones répertoriés par l’historien Marcel Trudel. Il pense en avoir trouvé une centaine d’autres, mais n’en a pas publié la liste. C’est de lui que provient la nouvelle estimation de 10 000 esclaves autochtones, répartis sur un siècle. Il y arrive en comparant les transactions effectuées dans les Grands lacs, qui peuvent atteindre 200 pour une année donnée, alors que les archives coloniales ne font état que de six ou sept arrivages pour la même année. Il n’a cependant pas pour l’instant publié de texte étayant ce calcul, de façon à ce que d’autres chercheurs puissent tester son hypothèse, fort plausible au demeurant. Il estime qu’un millier d’esclaves ont pu habiter simultanément le territoire, au plus fort de la colonie, donc 1000 sur 60 000 colons, soit 2% de la population. Bien que les traces écrites soient encore moins disponibles chez les autochtones, il estime que le nombre et la proportion d’esclaves dans ces nations était considérablement supérieure à leur présence dans la colonie. Une autre source indique qu’une nation autochtone était constituée de 40% d’esclaves.


Le traitement et l’intégration des esclaves

Les situations sont variées de part et d’autre cependant les mauvais traitements envers les esclaves au moment de leur capture et de leur réception chez les autochtones étaient la norme et Rushforth signale quelques cas extrêmes de cannibalisme et de viols collectifs – rien de tel n’est rapporté dans la colonie. Cependant les esclaves sont progressivement intégrés dans les nations et leur servitude n’est pas héréditaire, contrairement à ce qui a court chez les colons.  Le cas du chef Mohawk Thayendanegea, renommé Joseph Brant par ses alliés britanniques, est digne de mention. Lui-même descendant d’un esclave autochtone intégré aux Mohawks il est devenu le chef des Six nations alliées aux Anglais pendant la guerre d’Indépendance, puis vint s’établir près du Lac Ontario avec les 40 esclaves noirs qu’il avait capturés. Il vivait grand train dans son manoir. Dans la colonie, il est aussi arrivé que des esclaves soient intégrés et Rushforth raconte le cas d’une autochtone devenue l’épouse d’un marchand, puis, à son décès, maîtresse de la maison et membre de la bonne société coloniale. Un cas évidemment exceptionnel.

(Une version plus courte de ce texte a été publiée dans Le Devoir.)

5 avis sur « Mésaventures esclavagistes en Nouvelle-France (intégral) »

  1. Je suis surprise que Rushforth ne parle pas de la pratique autochtone des guerres du deuil et du rôle prépondérant des Iroquois, alliés aux Hollandais et aux Anglais, dans cette pratique…
    P. 51 : « guerres du deuil » : « Les épidémies surtout et, très secondairement, les guerres répétées, avaient en effet décimé les nations iroquoises, et la coutume chez les Amérindiens était de remplacer les morts par l’adoption de prisonniers de guerre. » (Harvard, Gilles. La Grande Paix de Montréal de 1701: les voies de la diplomatie franco-amérindiennes. Montréal: Recherches amérindiennes au Québec, 1992, 222 p.)

    Les Iroquois vont ainsi « disperser » les Hurons et les Pétuns en 1649; les Neutres en 1650-51; et les Ériés en 1654. Ils s’attaquent aux Outaouais en 1655-56, ces derniers ayant remplacé les Hurons comme intermédiaires dans la traite de fourrures, et aux Français dès 1658.

  2. « Pourquoi y avait-il peu d’esclaves au Canada?
    Au Canada, l’économie de la colonie ne favorisait pas l’essor de l’esclavage parce que ses deux principales activités exigeaient peu de main-d’œuvre : le commerce des fourrures était entre les mains d’un petit groupe de professionnels et comptait essentiellement sur le travail des Amérindiens; par ailleurs, la main-d’œuvre familiale suffisait aux petites exploitations agricoles. De plus, l’achat d’un esclave amérindien ou noir représentait une dépense inabordable pour les habitants propriétaires. Un esclave noir coûtait de 800 à 1 000 livres, soit deux fois plus qu’un esclave amérindien. Au XVIIIe siècle, le revenu annuel moyen d’un ouvrier non spécialisé était d’environ 100 livres, et celui d’un bon artisan, de 200 à 400 livres. »
     
    Site Musée canadien de l’histoire à https://www.museedelhistoire.ca/musee-virtuel-de-la-nouvelle-france/population/esclavage/, consulté le 22 novembre 2020. Recherche originale : Arnaud BESSIÈRE, Ph.D., CIEQ – Université de Montréal

  3. Bonjour,

    Très intéressant, j’espère que votre grands pourvoir de séduction pourra convaincre une maison d’édition ; -)

    Merci

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