Secrets d’histoire

Il y a quelque chose de noble dans l’entreprise de réparation historique en cours au Québec, au Canada et en Occident. Oser affronter les côtés sombres de son passé. Admettre que son histoire n’est pas qu’une épopée des plus brillants exploits. Nommer les discriminations, les spoliations, les internements. Sauf, évidemment, pour les parias.

Il ne faut pas craindre, dans ce processus, de désigner les coupables, même (surtout) s’ils étaient haut placés. Le contexte n’est pas une excuse. À l’époque même où les injustices ont été commises, par les pouvoirs civils ou religieux, on trouvait des voix contemporaines qui leur portaient la contradiction. Ils méritent donc de tomber de leur piédestal. Sauf, bien sûr, en ce qui concerne les parias.

Applaudissons aussi l’effort massif d’ouverture des archives, de repérage de sépultures (321 millions de dollars pour les pensionnats), le déballage intégral, une fois pour toutes, de tout ce qui fut caché dans les décombres de notre passé. Sauf, il va sans dire, s’il s’agit des parias.

Cet exercice de vérité, même s’il ranime des passions et des douleurs, est nécessaire. D’abord pour préparer l’expression de la contrition. Puis, pour les victimes et leurs descendants, individus et nations, pour une réparation des dommages causés. Les tribunaux sont souvent appelés à plonger leurs outils juridiques au cœur de ces sujets difficiles pour faire enfin surgir la justice. Sauf, on se répète, pour les parias et leur nation.

Les cocus de l’histoire

Un de ceux-là s’appelle Gaëtan Dostie. Il était étudiant en lettres lorsque des policiers sont venus le cueillir dans la nuit du 16 octobre 1970. Ils n’avaient pas de mandat d’arrestation, et Dostie ne pouvait appeler d’avocat ou de proche. Il fut incarcéré pendant 11 jours sans jamais savoir pourquoi. Il affirme avoir été hanté par la peur pendant les 15 années suivantes. Mais puisque son arrestation était légale, en vertu de la Loi sur les mesures de guerre, qu’y pouvait-il ?

Un fait nouveau est apparu au moment du 50e anniversaire de ce triste événement, l’an dernier. On a découvert que le décret utilisé pour invoquer cette loi n’avait été écrit qu’en anglais, ce qui aurait dû le rendre nul et non avenu. De plus, en 1970, pour suspendre les droits, il fallait déroger non pas à la Charte, qui n’existait pas encore, mais à la Déclaration canadienne des droits. Cette dérogation aurait dû être faite par le Parlement, pas par le Conseil des ministres. Autre vice de forme.

Quelle aubaine pour les 500 prisonniers d’Octobre ! Enfin, ils pouvaient présenter à un juge un moyen simple et précis de déclarer illégale l’application de cette loi infâme et ainsi ouvrir un chemin vers une réparation. D’autant que l’an dernier, ni Ottawa, ni Québec, ni Montréal, coresponsables, en 1970, du délit, n’ont daigné présenter d’excuses.

Fin novembre, le juge Sylvain Lussier, de la Cour supérieure, a signifié à Dostie et à ses amis qu’ils étaient des cocus de l’histoire. Enfin, il n’a pas utilisé le mot « cocu », mais leur a indiqué que, dans leur cas, il n’y avait pas d’introspection historique qui vaille. Même s’il reconnaît que ce recours est le seul disponible aux victimes et que, dans ces questions constitutionnelles, il n’y a pas de prescription.

Le juge leur ferme la porte au nez notamment, écrit-il, parce que « les tribunaux ne doivent pas servir de théâtre aux affrontements politiques ou économiques entre divers groupes d’intérêt ». Ah bon ? Sauf évidemment s’il s’agit de charcuter la loi 101, de déclarer qu’Ottawa peut rapatrier sa Constitution sans l’aval du Québec ou d’affirmer que la sécession est illégale. Il y a plus. Sur cette satanée question d’Octobre, écrit-il, « le débat suscite encore aujourd’hui des émotions fortes ». Alors, bonne raison de ne pas y toucher. Mais, ont dit les avocats de Dostie, dans des causes touchant les Autochtones, des tribunaux n’ont-ils pas fait exactement ça ? Oui, oui, explique le juge. Mais, juridiquement parlant, ce n’est pas pareil. Fin de la discussion.

Accès interdit à la vérité

Toutes les voies légales permettant la réparation du traumatisme des prisonniers d’Octobre sont bloquées. Au moins, pourrait-on lire les archives ? Des classeurs entiers sont remplis, à Ottawa, des rapports d’enquête, d’écoute, de filature et d’infiltration liés aux partis politiques québécois (indépendantistes et fédéralistes) rédigés par la GRC dans les années 1960 et 1970. Y a-t-on accès, un demi-siècle plus tard ? Non. Les Américains savent désormais tout sur la filature que le FBI faisait subir à Martin Luther King. Les archives du KGB ont été largement ouvertes, y compris celles des années 1960 et 1970. Mais pour nous, c’est niet.

Qu’en est-il des tractations entourant l’imposition de la Constitution de Pierre Trudeau en 1982 ? Dans son excellent La bataille de Londres, publié en 2013, l’historien Frédéric Bastien a révélé que la division des pouvoirs entre l’exécutif et le judiciaire avait été bafouée au moment de la prise de décisions cruciales par la Cour suprême. Des historiens de tout le Canada et l’Assemblée nationale unanime ont demandé à voir les archives concernant les communications probablement illégales entre des juges et les hauts fonctionnaires de Trudeau. C’est non. Secret d’État.

On ne peut même pas aller au fond des choses lorsqu’il s’agit du référendum de 1995. En 2007, une enquête menée à huis clos, à la demande du Directeur général des élections du Québec, par le juge Bernard Grenier a confirmé qu’Ottawa avait illégalement dépensé au moins un demi-million pour aider le camp du Non. Une estimation basse, car le fédéral a refusé de livrer ses documents et s’est objecté à ce que certaines questions soient posées. Mieux : les dépositions de 90 témoins et le contenu de 4500 documents sont frappés d’une ordonnance de non-divulgation, de non-communication et de non-diffusion. Pour l’éternité.

Oui, il y a quelque chose de noble dans notre volonté de jeter une lumière nouvelle sur les côtés obscurs de notre histoire. Si seulement nous étions tous égaux dans cette quête de vérité. Bizarrement, j’ai un doute.

(Cet article a d’abord été publié dans Le Devoir.)

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