Tartufferies

Chapleau, dans La Presse, vise juste !

Mettez-vous à la place d’un député de notre Assemblée nationale. Vous détenez la preuve qu’un de vos adversaires politiques a menti aux électeurs. Vous possédez un écrit, un enregistrement, une vidéo, un affidavit, une douzaine de témoins. Vous souhaitez confronter le coupable dans la maison de la démocratie québécoise, sur le plancher des débats, face à face.

Préparant votre intervention, vous consultez la liste officielle des propos non parlementaires. Il vous est interdit d’affirmer que le malotru a commis un acte criminel, qu’il a des amis malhonnêtes, qu’il a ourdi une arnaque, a tout fait pour ne pas que la population le sache, a fait preuve d’aveuglement volontaire, qu’il est un bandit faisant des basses oeuvres dans la basse-cour, qu’il a berné les Québécois, qu’il cache des choses (les fait en cachette ou fait des cachotteries), qu’il camoufle ou agit en catimini, qu’il est complice (de quoi que ce soit) ou de connivence avec d’autres, qu’il contourne les lois, est corrompu, couillonne les Québécois, a du culot, déguise ou déforme la vérité, voire qu’il émet des demi-vérités, qu’il détourne de l’argent, désinforme ou fait de l’esbrouffe, qu’il veut étouffer une affaire ou plus simplement essaie de mêler tout le monde, qu’il fabule ou même qu’il est dans l’erreur. Et je ne suis qu’à la lettre “F”.

Spécifiquement pour affirmer que le député d’en face ment, vous ne pouvez, sans enfreindre le règlement, dire que ses propos sont faux, sont des faussetés, propagent de fausses informations ou constituent des fausses représentations, ni même qu’il s’agit de fraude intellectuelle ou qu’il veut flouer les électeurs. L’ironie lourde, de même, ne passe pas. Personne, à l’assemblée, ne peut être décrit comme un fin finaud, un gorlot, un hurluberlu, un sépulcre blanchi (vieilli), un tata, une tête de Slinky. J’en passe, mais pas des meilleures. (Je me suis moi-même, pour parler de deux ministres, fait interdire “Dupont et Dupond” et “Ding et Dong”.)

Lors d’une de ses dernières interventions à l’Assemblée, l’alors ex-ministre libéral des Finances Raymond Bachand, venait d’accuser le gouvernement péquiste d’avoir “saboté” le développement de l’éolien. Quoique le mot ne fasse pas partie des 400 termes interdits, la présidente l’a sommé d’utiliser “un vocabulaire qui est acceptable en cette Chambre”.

Ce n’est pas le style de Raymond Bachand de sortir de ses gonds. Disons qu’il a partagé avec flegme le fond de sa pensée: “Le vocabulaire de cette Chambre ? Je regarde des collègues très érudits, ça prend beaucoup d’habileté intellectuelle pour traiter de choses inacceptables et de dire ça dans des mots que les Québécois comprennent, parce qu’on a un lexique tartuffien qui nous empêche de dire ici la vérité dans des mots simples.” 

Tartuffe. La référence est juste. Le personnage imaginé par Molière est l’incarnation de l’hypocrisie. Pour le grand auteur, « l’hypocrisie est, dans l’État, un vice bien plus dangereux que tous les autres ». Balzac lui emboîte le pas: “L’hypocrisie est, chez une nation, le dernier degré du vice.” On ne peut être favorable à la clarté et à la transparence et souscrire à une liste sans fin de termes que les représentants du peuple ne peuvent employer pour décrire et critiquer le pouvoir et ses abus.

Toutes les présidences d’Assemblée du monde tentent de tempérer les débats et d’interdire les injures et la vulgarité. Mais ni à l’Assemblée nationale française, ni au Parlement britannique, ni au Congrès américain, ni à la Chambre des communes à Ottawa ne trouve-t-on une liste pareille. À Paris, la présidence interviendra s’il y a “injures, provocations ou menaces”. À Ottawa, « lorsqu’il doit décider si des propos sont non parlementaires, le Président tient compte du ton, de la manière et de l’intention du député qui les a prononcés, de la personne à qui ils s’adressaient, du degré de provocation et, ce qui est plus important, du désordre éventuel qu’ils ont causés à la Chambre”. Ainsi, des propos jugés non parlementaires un jour pourraient ne pas nécessairement l’être un autre jour. Au cours des ans, les parlementaires canadiens ont spécifiquement refusé d’adopter une liste de mots interdits. Avec raison.

La tartufferie québécoise a probablement atteint son paroxysme, la semaine dernière, lorsque la solidaire Christine Labrie a déclaré ce qui suit: “si nos services publics tiennent encore debout, c’est uniquement parce que les gens qui sont là font un nombre inhumain d’heures supplémentaires, souvent des heures supplémentaires obligatoires, souvent des heures supplémentaires qui ne sont même pas payées. Si ça tient debout, c’est au péril de la santé physique et mentale des gens qui portent les services publics sur leur dos, avec des postes précaires, à des salaires plus bas que ce qu’ils pourraient avoir au privé. Les trois quarts des personnes qui travaillent dans nos services publics, ce sont des femmes. Pourquoi la CAQ persiste à les exploiter?”

Ce dernier mot a fait bondir simultanément le leader du gouvernement, Simon Jolin-Barrette, et la présidente, Nathalie Roy, qui l’a déclaré “propos indigne”. Le leader solidaire, Alexandre Leduc a demandé à Roy de “faire une démonstration un peu plus détaillée sur en quoi c’est des propos indignes”. Une excellente question. Mais Mme Roy n’a pas à s’expliquer. C’est le règlement: les mots sont indignes si la présidence les juge tels, point barre. Il n’y a pas d’explication, pas de discussion, pas d’appel possible.

La députée Labrie a été sommée de retirer ses propos. Elle a d’abord refusé. Elle a reçu un second avertissement. C’est comme au baseball: à trois prises vous êtes expulsé (temporairement) de l’Assemblée.  “On me demande de mentir, Mme la Présidente, a-t-elle rétorqué. Alors je vais le faire, je retire mes propos”. C’est en souhaitant revenir sur cet épisode, ce mercredi, que Leduc a tenu des propos moins flegmatiques que ceux de Raymond Bachand, proposant à Jolin-Barrette de s’adonner à une pratique qui, d’ordinaire, se déroule dans d’autres chambres. Mais il tentait de savoir si l’interdiction de dire “exploiter” s’appliquait aux entreprises privées, ou seulement au gouvernement. Mais voilà, il n’y a aucune façon de le savoir (sauf de le tester), aucun forum où en discuter.

Cette affaire illustre clairement la spirale de l’hypocrisie langagière dans laquelle s’est empêtrée l’Assemblée. Le simple fait d’interdire des “propos blessants” est inique. Dans un débat contradictoire, presque tout peut être considéré comme blessant, puisque l’objectif de chacun est d’éclairer ce qui est critiquable chez l’autre. La démocratie est à ce prix.

À l’heure où chacun déplore la censure et défend la liberté d’expression, l’Assemblée se grandirait en abolissant son lexique pointilleux et absurde, libérait la parole de ses membres, leur donnait le droit de s’exprimer clairement et même durement, tout en proscrivant, au cas par cas, l’injure et la vulgarité. Car oui, on doit à la vérité de dire d’un député ou d’un ministre qu’il ment, sabote, déforme la vérité. Qu’il se comporte, donc, en fin finaud.

1 avis sur « Tartufferies »

  1. Je ne comprend pas… les propos de la députée Labrie sont pleins de faussetés. Comment le dire en chambre? Que les propos de la députée contiennent des faussetés ? Est-ce permis?

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