Terre de leurs aïeux ! (intégral)

Je les ai trouvés touchants, moi, ces enfants, Canadiens d’origine indienne, chantant en chœur sur la glace des Jets de Winnipeg, dans la langue du Penjab, des passages du Ô Canada. Dans leurs sourires se lisait leur grande fierté d’être là, reconnus, vus, entendus, applaudis pour ce qu’ils sont, des membres chéris d’un des éléments constitutifs de la mosaïque canadienne. 

Ce moment de la fin 2023 constitue, à mon humble avis, un spectaculaire aboutissement identitaire, d’une épaisseur symbolique rarement atteinte. Il y a le lieu: la glace et le hockey, qui représentent la rudesse du climat et le talent d’une jeunesse qui n’a peur ni du froid, ni des lames qui crissent, ni des mises en échec. Il y a le chant: une ode au Canada, ce pays neuf, “true North strong and free”, pour lequel, “from far and wide”, on “stand on guard”.  Il y a la langue: l’anglais puis le punjabi, parlé au pays par plus d’un demi-million de personnes, langue en progression, et qui demain, lors d’un autre match, pourrait être remplacé par le cantonais, le tagalog, l’ukrainien et – pourquoi pas ? – dans une zone où ses locuteurs sont concentrés, le français. D’ailleurs, l’Ojibwe avait été entendu, entonnant les mêmes mots, au même endroit, il y a deux ans.

Ces chants sur glace sont des mariages, au fond. Entre le Canada d’une part, qui, c’est normal, s’exprime en anglais, et d’autre part un groupe culturel donné, exprimant dans sa langue son adhésion au projet canadien. Les participants à la cérémonie sont l’incarnation vivante de la trame narrative post-nationale du pays, l’expression de son désormais seul projet distinctif. Justin Trudeau aimait répéter: “notre diversité est une force”. Ce n’est plus vrai. Notre diversité, devrait-il dire maintenant, est notre seule force. Notre seule raison d’être, notre définition et notre horizon. 

Le choix qu’ont fait les organisateurs de l’événement de ne conserver pas une phrase, pas un mot, de la langue d’origine du Ô Canada, le français, participe à l’importance du moment. La genèse du chant sacré n’a plus aucune importance. Sa signification non plus. La version anglaise a été purgée de tout ce qui pouvait identifier la source et l’intention du texte, qui était en 1880 un hymne à la valeur des Canadiens-français qui avaient su résister à l’assimilation linguistique et religieuse anglophone et dont l’histoire de découverte du continent (avant la conquête) justifiait qu’on loue “une épopée des plus brillants exploits” et un front décoré de “fleurons glorieux”. Ces mots ont tous disparu de la version anglo-aseptisée, comme bien sûr l’épée et la croix, car on ne voit vraiment pas à quel événement ils auraient pu se référer dans cet autre univers. (La construction d’un chemin de fer ? La tentative de génocide des Indiens ? La pendaison de Riel ?)

Petits caractères

Certains sont choqués qu’une des deux langues officielles du pays ait été invisibilisée par l’équipe de hockey de Winnipeg. C’est qu’ils n’ont pas lu attentivement les clauses en petits caractères. Ce n’est pas le pays qui est légalement bilingue. Ce n’est que l’État canadien et certains de ses services. Cela ne s’applique à aucune province, sauf le Nouveau-Brunswick, à aucune équipe de sport, à aucune entreprise, ville ou stand de patates frites, sauf si l’envie leur en prend.

Or l’envie leur en prend de moins en moins, car c’est la démographie, et le projet multiculturel, qui parlent. Et parlent de moins en moins le français, et de plus en plus d’autres langues. Qu’on y songe, en Colombie-Britannique, le français est la sixième langue minoritaire. Chez les Jets au Manitoba, avec 34 000 locuteurs, il est encore second (derrière le Tagalog, 51 000, mais talonné par le Penjabi 33 700). Il est donc normal que la réalité canadienne – consacrée dans les textes et dans les têtes par ce fils du Québec, père du Canada, Pierre Trudeau – avance selon sa propre logique, sans même apercevoir dans le rétroviseur l’ombre depuis longtemps dissipée de deux peuples fondateurs.

Mais qu’en est-il du point de vue de ceux qui, résidents de la vallée du Saint-Laurent et de ses arrières pays, assistent à l’appropriation puis à l’évidement de leurs propres symboles ? Les connaisseurs l’auront compris, le moment est venu de citer l’auteur Jean Bouthillette, qui parlait, comme s’il avait été dans les gradins, l’autre soir, à Winnipeg, de “notre identité vidée de notre présence réelle”. Lisons-le:

“Nous voici devenus totalement étrangers à nous-mêmes. Ce que la Conquête et l’occupation anglaise n’avaient pu accomplir: nous faire disparaître, l’apparente association dans la confédération l’a réussi cent ans plus tard, mais de l’intérieur, comme un évanouissement. La dépossession s’est faite invisible. Telle est la spécificité de la condition canadienne-française, l’originalité de notre malheur. S’assimiler de fait, c’est mourir à soi pour renaître dans l’Autre; c’est trouver une nouvelle personnalité.”

Son petit livre s’intitulait Le Canadien-français et son double (Boréal). Sa publication, en 1972, diagnostiquait avec un scalpel froid et féroce le mal identitaire ressenti lorsqu’un Québécois francophone aspire à se conformer à une norme canadienne dont les atours lui ont été dérobés (le nom du pays, l’hymne, la feuille d’érable) pour revêtir une réalité autre, anglophone, qu’il ne pourra jamais atteindre. 

L’indispensable imputation

Comment devrions-nous réagir au Ô Canada en anglo/penjabi ? Évidemment on ne nous le demande pas, nous ne sommes pas consultés, même pas évoqués. Nous sommes, pour les acteurs de cette fête, une quantité négligée. Il ne faut pas y voir, de leur part, de l’insouciance, voire de l’indifférence. Ce n’est qu’un symptome de notre inexistence.

Tout cela étant, quel sentiment devrait nous animer ? Les fédéralistes parmi nous se sentent certainement vaguement trahis, mais n’osent le dire trop fort de peur d’alimenter le sentiment anti-canadien qui cause tant de chagrins. Les indépendantistes ont décidé il y a longtemps que le Ô Canada était maudit, et refusaient de l’entonner, même dans sa version d’origine, avec ses paroles qui ne parlent que de nous. Certains, peut-être, en avaient un jour lu les couplets suivants, qui parlent de fidélité au Roi.

Le trouble est encore perceptible chez les nationalistes tendance Québec-fort-dans-un-Canada-uni. Ils ne comptaient déjà plus parmi les chanteurs enthousiastes de notre ex-hymne patriotique, mais continuent à souhaiter respect et reconnaissance, ou tout au moins le moins d’irrespect et d’insensibilité possible. L’événement de Winnipeg mais du sel sur leur mal-être. Ce que Bouthillette appelait cette “absence à nous-mêmes et [cette] fausse présence au monde”;   “un déracinement psychique, un no man’s land intérieur, une errance de notre âme de peuple dans son exil canadien.” 

Il savait déjà, il y a 50 ans, qu’un seul remède s’imposait. Couper les ponts avec cette part de nous-mêmes avalée par l’Autre. “Notre décolonisation commence par l’amputation volontaire de la part de nous qui, sans la servitude aurait pu être, mais qui n’a pas été, et ne peut plus être.”

C’est beaucoup demander à un peuple de changer de nom, de symbole, d’hymne, pour retrouver une saine expression de soi. De changer de pays. Était-il trop tôt en 1980 ? C’est ce qu’a conclu Gérald Godin, dans une lettre à Lévesque cinq ans après ce qu’il appelait “Le Grand Refus”: “Le poids de vécu que représentent les vies de nos compatriotes doit nous rappeler toujours que ce qu’ils décident, aussi cruel que ce soit pour nous, c’est toujours en fin de compte ce qu’ils croient être le mieux pour eux, dans leur vie à eux.”

La mutation nécessitait maturation. Et ce ne fut qu’en 1995 qu’une toute petite majorité de Québécois (et 60% des francophones) ont pour la première fois déclaré aux sondeurs qu’à choisir, ils se sentaient davantage Québécois que Canadiens. Pour Bouthillette, tout est là, dans l’apparition depuis 1960 puis la progressive acquisition, par les ex-Canadiens et ex-Canadiens-français, d’un nouveau nom qui “nous fait lentement renaître à nous mêmes et au monde […] qui lève toute ambiguïté, un nom clair et transparent, précis et dur, un nom qui nous reconstitue concrètement dans notre souveraineté et nous réconcilie avec nous-mêmes: Québécois”.

L’amputation/renaissance faillirent se faire à ce moment, le 30 octobre 1995, et nous sommes quelques-uns à penser que ce choix fut fait, n’eut été de l’argent et d’un bon nombre de magouilles (dont certaines traces gisent toujours, inatteignables, dans les voûtes du Directeur général des élections, qui nous en interdit la lecture). Ce ratage allait-il nous repousser pour de bon dans ce que Bouthillette appellait “l’évanouissement”, dans “la souffrance diffuse des vaincus et des expropriés” ?

L’année 2023 offre des indices qu’il s’agissait plutôt d’une pause. Le temps – un quart de siècle depuis 1995 – de finir son deuil, d’en revenir. L’autre soir, au Salon du livre, une retraitée s’approcha de ma table de signature comme on vient au confessionnal. “J’ai voté Non aux deux référendums”, me dit-elle d’un ton assumé. Elle avait bien réfléchi et n’était plus dans une phase d’hésitation. “Là, ça suffit. C’est le temps.” Je lui demandai: “qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis” ? Sa réponse ne portait ni sur PSPP, ni sur le choix de Boeing plutôt que Bombardier, ni sur l’immigration à tout vent. Plutôt ceci: “le joueur de football, là, il l’a dit. Gardez-le, votre anglais !” 

Un raz-le-bol. Un trop plein de la négation de soi par l’autre. Selon Philippe Fournier, en un an la souveraineté a pris six points de pourcentage. Pas encore la majorité, bien sûr. Mais une résurgence qui franchit enfin les marges d’erreur. Quelque chose serait-il en train de se passer ? La mue aurait-elle entamé sa phase finale ? Les Québécois se prépareraient-ils, tranquillement, à leur manière, à dire un jour prochain, sur le ton de la lassitude plutôt que de la colère : “Gardez-le, votre Ô Canada”. Ils auraient conclu que c’est désormais le leur. “On ne le veut plus, diraient-ils. Il ne nous aide plus, mais nous nuit. Considérez que c’est notre cadeau d’adieu !”

(Une version légèrement plus courte de ce texte a été publiée dans Le Devoir.)

6 avis sur « Terre de leurs aïeux ! (intégral) »

  1. (2) En 1990, Bourassa a naïvement ou hypocritement lancé : « Quoiqu’on dise, quoiqu’on fasse, le Québec est, aujourd’hui et pour toujours, une société distincte, libre et capable d’assumer son destin et son développement. »
    Utopie! car, malgré les protestations du Québec, plus de 50,000 migrants ont forcé la frontière via Roxham depuis 2015. C’est le Qc qui a dû payer pour ça et qui doit se dépêtrer avec la majorité des migrants invités par Trudeau en 2015.
    Trudeau invite du monde mais ce sont les provinces (surtout le Qc) qui sont prises avec les coûts et les problèmes : pression sur : le logement, nos soins de santé, nos écoles…
    Depuis la fermeture de Roxham, le fédéral donne des visas à quiconque en demande, et les migrants arrivent aujourd’hui massivement par les aéroports (surtout via Montréal), ce qui continue à déstabiliser le Qc (c’est ce que Trudeau cherche?).
    De plus, on sait que le fédéral a toujours combattu des lois importantes au Qc, comme celles visant à protéger le français et à défendre la laïcité : Loi 101, Loi 96, Loi 21…
    Alors, « le Qc est libre et capable d’assumer son destin et son développement? » Ouais, mon œil! car le fédéral n’arrête pas de se mêler de nos compétences, de nous envoyer sans consultations des gens qu’on n’arrive pas à loger, de nous nuire en attaquant nos lois, et de chercher à nous déstabiliser…
    Le Qc n’est donc PAS DU TOUT « libre d’assumer pleinement son destin, ses valeurs, et son développement. »

  2. (1)
    On a là un bel exemple du manque d’inventivité des Anglo-Canadiens puisque, incapables d’être originaux, ils nous ont volé nos noms ( et ), notre hymne (), ainsi que nos symboles (la feuille d’érable, le castor…).

    Vous demandez : <>

    En effet, c’est bel et bien de l’APPROPRIATION culturelle et identitaire au dépens du Québec, mais les Anglo-Canadiens s’en balancent ou font preuve d’une ignorance crasse à ce sujet.

    Imaginez un instant l’inverse : si c’était nous autres qui nous étions approprié les noms et symboles d’une autre nation (autres que ceux inventés par notre propre nation). Imaginez l’ampleur du déferlement de haine anti-Québec.

    J’ai passé beaucoup de temps au Canada anglais, et j’ai beaucoup discuté avec les Anglo-Canadiens. J’ai souvent eu l’impression que, peu imaginatifs, les Anglo-Canadiens, envient l’identité forte, l’originalité et la cohésion sociale qu’il y a au Québec francophone.

    Mais cette cohésion sociale est minée par l’immigration massive qui déstabilise nos institutions et nos services sociaux parce qu’elle dépasse énormément nos capacités d’accueil.

    La primauté des droits individuels (trop souvent capricieux) sur nos droits collectifs que les Trudeau nous ont imposés, ça aussi, ça déstabilise notre société.

    Trudeau dit souvent de voir ce qu’on a en commun, mais son multiculturalisme crée des antagonismes, car il atomise la société en de multiples groupes de pleurnicheurs qui revendiquent ceci et cela (dont des droits exclusifs, comme des congés religieux payés à certains seulement) (ou des accommodements culturels ou religieux qui sont rétrogrades et misogynes aux yeux des Occidentaux que nous sommes).

    • ( Il y a un bogue quelque part, car des mots sont disparus du texte que je vous avais envoyé. J’essaie à nouveau ci-dessous. )

      (1)
      On a là un bel exemple du manque d’inventivité des Anglo-Canadiens puisque, incapables d’être originaux, ils nous ont volé nos noms (« Canadiens » et « Canada »), notre hymne (« Ô Canada »), ainsi que nos symboles (la feuille d’érable, le castor…).

      Vous demandez : « Mais qu’en est-il du point de vue de ceux qui (…) assistent à l’APPROPRIATION puis à l’évidement de leurs propres symboles ? … (le nom du pays, l’hymne, la feuille d’érable)… »

      En effet, c’est bel et bien de l’APPROPRIATION culturelle et identitaire au dépens du Québec (…)

  3. (3)
    Vous demandez aussi : <<Comment devrions-nous réagir au en anglo/penjabi ? Évidemment on ne nous le demande pas, nous ne sommes pas consultés, même pas évoqués…>>

    Notre opinion compte peu. Toujours est-il que je me demande si Trudeau, qui est si enclin à inviter des centaines de milliers de gens ici chaque année, s’il s’est donné la peine de demander leur avis aux Autochtones et aux Métis qui, eux aussi, sont et seront de + en + noyés par l’immigration massive voulue par Trudeau.

  4. Un texte touchant. La chute m’émeut. Si seulement…il y avait plus que l’espoir. Un joueur de football peut-il devenir le héros de l’émancipation d’un peuple ? Nous avons tout ce qu’il faut pour y parvenir, c’est pas juste moi qui le dit. Saisissons l’opportunité de fonder notre propre foyer. Détanguynisons nous !!!

  5. De toute évidence, viendra le temps ou la nation québécoise devra choisir entre renoncer à son existence ou devoir assumer les pleines responsabiltés de celle-ci en la réalisation de l’indépendance du Québec.

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