Tous nos cris maritimes

Avez-vous remarqué qu’en France, ils « montent » dans une voiture, comme dans une calèche ou dans un train, alors qu’au Québec on y « embarque », comme dans, ben, une barque ? Le parler québécois est ainsi truffé d’expressions maritimes — les gréements des navires ont fait en sorte que tout chez nous est bien ou mal « gréé », y compris mâles et femelles. Bien plus que les cousins de l’Hexagone, on prend le large, car on a le vent dans les voiles à la moindre occasion. Quand on navigue en eaux troubles, notre capitaine doit saisir le gouvernail puisque nous sommes tous dans le même bateau. Il faut parfois jeter l’ancre pour éviter le naufrage économique, politique ou culturel.

Le symbole de la ville de Québec est d’ailleurs un majestueux bateau. La ville n’attend-elle qu’une bonne brise et une marée favorable pour larguer les amarres ? Où mettrait-elle le cap ? À l’envers de l’hiver, probablement, ainsi que l’a conseillé en chanson Charlebois à Jacques Cartier (l’explorateur, pas le pont).

Si j’aborde le sujet (« aborder », vous la comprenez ?), c’est qu’on a beaucoup utilisé des métaphores maritimes pour parler d’immigration ces derniers temps. Le projet canadien d’atteindre 100 millions d’habitants d’ici la fin du siècle provoquerait pour ainsi dire une inondation, une montée des eaux, une vague démographique, un tsunami linguistique tels que le Québec et sa différence en seraient engloutis.

L’usage de termes relatifs à l’eau dans notre discours politique est ancien. Dans un discours électoral en 1970, René Lévesque distinguait ainsi le rôle des deux ministères de l’Immigration : celui d’Ottawa, « pour lequel on paye » et qui a le droit de « continuer à nous noyer », et celui de Québec, créé « pour enregistrer la noyade » et qui ne fait que la gérer.

S’il affirmait cela aujourd’hui, il serait accusé de promouvoir la théorie du « grand remplacement », de susciter la haine et de relayer des thèmes d’extrême droite. N’ayez crainte : c’est exactement ce que ses détracteurs disaient de lui à l’époque, le « grand remplacement » en moins et les accusations de nazisme en plus.

Il n’était cependant pas le seul à user d’images aqueuses pour évoquer le destin des francophones. On a beaucoup retenu du discours de Pierre Elliott Trudeau au Congrès américain en 1977 l’envolée où il décrivait la possible indépendance du Québec comme « un crime contre l’histoire de l’humanité ». C’était mémorable, en effet. Mais dans ce même discours, il s’était engagé aussi à offrir « aux Canadiens parlant français » « leur plus solide garantie contre la submersion dans l’Amérique du Nord peuplée de 220 millions d’anglophones ». La submersion. Toi aussi, Pierre Elliott ?

Possédant une calculatrice, je me suis amusé à prévoir ce que donnerait un simple prolongement, d’ici 2100, de l’augmentation récente de la population canadienne. Réponse : 100 millions d’habitants. L’« Initiative du siècle » ne fait que défoncer une porte ouverte. Si on suivait plutôt l’objectif trudeauiste d’additionner un demi-million d’immigrés par année, on atteindrait 85 millions. Mais puisque l’an dernier un million de nouveaux venus se sont joints à nous, le prolongement de cet apport donnerait, au tournant du siècle, 115 millions de Canadiens.

Si j’étais Canadien — je veux dire de coeur —, j’en serais ravi. D’autant qu’Andrew Coyne, du Globe and Mail, a signalé que, selon les prévisions démographiques de l’ONU, un Canada de 100 millions d’habitants en 2100 équivaudrait à la population de la Russie et au quart de la population des États-Unis (plutôt que le neuvième). Il dépasserait aussi le Japon (74 millions), le Royaume-Uni (70 millions), l’Allemagne (69 millions), la France (61 millions) et l’Italie (37 millions). Le Canada serait le second pays du G7 en nombre d’habitants et, pourquoi pas, le deuxième en matière de puissance et d’influence. Cela, écrit Coyne, « a le potentiel d’être complètement transformationnel ». Les Canadiens talentueux et ambitieux, ajoute-t-il, « n’auraient plus à quitter le Canada à la recherche de la gloire : la gloire serait ici. Notre pays serait le genre d’endroit où viennent les meilleurs et les plus brillants plutôt que le lieu d’où ils viennent ».

Franchement, ça fait rêver. En anglais, évidemment. Car il est maintenant acquis que, malgré les assurances données par Trudeau aux Américains en 1977, la submersion des francophones s’est poursuivie, à l’ouest du Québec, à un rythme de 50 % d’assimilation par génération (10 % en Acadie). Il est acquis aussi que, même avec ce que Coyne décrit comme « 50 ans d’insanités linguistiques » au Québec, le français y est toujours en eaux troubles, la marée anglo-américaine ne descendant jamais.

Si on devait mettre à l’eau une « Initiative du siècle » québécoise, sa boussole ne viserait pas les grands nombres, mais la grande originalité. Pas une île francophone isolée en Amérique, mais un grand port battant le pavillon de la langue française et ouvert aux échanges. À ceux et celles qui prétendent que nos métaphores océaniques sont exagérées, font trop de vagues et éclaboussent des matelots qui n’y sont pour rien, à ceux et celles dont nos cris maritimes atteignent la fenêtre et arrachent l’oreille, je réponds que notre navire ne peut simplement pas accueillir tous les marins du monde. Nous devons choisir avec sagesse ceux qui peuvent le mieux s’amarrer à nos quais.

La diversité est un trésor à explorer et chaque navire qui accoste nos rivages apporte de nouvelles richesses, mais la sage régulation du flot de l’immigration est une indispensable bouée de sauvetage.

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

2 avis sur « Tous nos cris maritimes »

  1. On peut remonter plus loin. Je crois avoir lu que les Bureaucrates de l’époque des Patriotes, les Sewell, Moffat, Richardson, Ryland, et al., parlaient de « noyer » les canadiens (c.-à-d. les québécois) avec l’immigration pauvre d’Angleterre. C’est ainsi que de 1800 à 1860, la proportion de francophones au Canada est passée de 95% à moins de 50%… (voir entre autres Filteau).

    Soudainement, la démocratie n’était plus une si mauvaise idée, maintenant que les anglais étaient en majorité…

    Il ne faut jamais oublier ça: dans notre histoire, l’immigration était à la base un outil utilisé par les plus intolérants pour nous détruire.

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