École anormale

Ce n’est pas normal. Tous les parents québécois attendent avec une dose d’anxiété les résultats des votes des assemblées syndicales d’enseignants. Pas seulement pour se rassurer sur l’absence de jours de grève à venir. Mais pour comprendre ce qui se passera dans la classe de leurs bambins si trop d’élèves en difficulté accaparent le prof.

Pas normal qu’il faille une pression syndicale pour obtenir, par le truchement d’une convention collective, un meilleur accompagnement des enfants. Cela devrait couler de source, être la tâche usuelle de chaque équipe école, de chaque centre de services, du ministère. Il est absurde, dans une société qui dit valoriser l’éducation, qu’il faille arracher, par des moyens de pression, qu’une nouvelle classe soit ouverte si plus de 60 % des élèves d’un groupe du primaire (50 % au secondaire) ont des besoins particuliers. L’existence même de ce seuil est une insulte à la qualité de l’éducation. On me dit que c’est rare, qu’il n’y a pas une classe par école qui atteint ce niveau de difficulté. Mais grâce à ce gain syndical, on pourra faire un portrait complet de la situation et enfin savoir combien de tels cas existent.

Ce mécanisme est celui proposé par la Fédération autonome de l’enseignement (FAE). Si on ne trouve pas de professeur ou de local pour ouvrir une seconde classe, on trouvera un technicien en éducation ou un psy pour prêter main-forte, et le prof obtiendra une prime de 4000 $ (de 8000 $ si on n’a trouvé personne). Une fois ces cas réglés, s’il reste des sous, on aidera les classes qui sont sous ces seuils. 

À la Fédération des syndicats de l’enseignement (FSE-CSQ), le mécanisme est différent : lorsqu’un prof signale une trop grande difficulté dans une classe, un comité mixte syndicat-administration se penche sur le cas. Une somme de quelques dizaines de millions, bonifiée à 74 millions dans la dernière entente, est utilisée pour combler les besoins. Il n’y a pas de prime aux enseignants. 

Je me demande pourquoi on n’offre pas aux enseignants de la FAE le choix entre les deux formules. Et je me répète : pourquoi cela fait-il même l’objet d’une négociation, alors qu’il s’agit de la mission même de l’éducation ? (Même remarque en santé pour la négociation des ratios de patients par infirmière. La chose ne devrait pas être déterminée par un rapport de force dans le feu d’un conflit de travail, mais par des critères de qualité de soins, comme c’est le cas dans certains pays d’Europe. La Fédération interprofessionnelle de la santé du Québec demande depuis longtemps une loi encadrant ces ratios. Elle a raison.)

Pas normal que, de retour d’un automne où, sur chaque piquet de grève, on entendait les enseignants plaider pour qu’on s’occupe mieux de nos petits, on découvre que, dans des écoles entières, aucun enseignant ne s’est proposé pour accompagner des élèves dans le plan pourtant rémunéré qui leur est proposé par le ministre et que leurs syndicats ont reçu positivement. « La réponse est mitigée », nous apprend la Fédération des directions d’établissement. Des élèves seront laissés sur le carreau, une partie des 300 millions de dollars débloqués par le ministre sera laissée dans les tiroirs.

Pas normal qu’on apprenne que des éducateurs scolaires et des techniciennes en éducation se voient refuser des postes à temps plein parce que l’horizon budgétaire des écoles ne dépasse pas 12 mois. Depuis le temps qu’on entend les ministres de l’Éducation se plaindre de la pénurie de main-d’oeuvre, on avait l’impression que toute personne voulant prêter main-forte serait prise par la main, accueillie avec des fleurs et des ballons, et un contrat en béton pour toute sa vie. Mais non. 

Pas normal que la démocratie syndicale permette à 600 personnes de décider si 9500 profs vont faire la grève générale illimitée, comme ce fut le cas à Montréal. (Vous me savez à la fois prosyndicat et prodémocratie. J’estime qu’à ce niveau de moyen de pression, le Code du travail devrait exiger 60 % de taux de participation.) Pas normal que, pour voter à 52 % l’acceptation de l’entente, toujours à Montréal jeudi dernier, l’assemblée commence à 17 h et le vote se tienne à 2 h du matin, après que 1000 des 5000 enseignants présents soient allés se coucher.

Une jeune enseignante « démotivée et en colère » m’écrit : « Nous avions notre journée dans le corps et nous savions que nous travaillions le lendemain. Mes collègues et moi commentions par messages textes et nous nous motivions à rester réveillés. Le vote a eu lieu vers 2 h du matin. Nous étions plus que brûlés ! Carbonisés ! Deux de mes collègues se sont endormies et réveillées en panique trop tard ! La période de vote était terminée. »

Compte tenu de l’enjeu — la qualité de l’éducation —, le ministère ne devrait-il pas donner une journée « pédagogique » aux enseignants réunis pour que la discussion soit sereine et diurne ? 

Pas normal que s’installent deux nouvelles solitudes dans les écoles secondaires de Montréal. Les privées, où le français est la langue commune, et désormais plusieurs publiques, où, s’entend souvent pendant la récréation l’espagnol, parfois l’arabe. Les écoles, rapporte Louise Leduc dans La Presse, citant notamment le dernier portrait socioculturel des élèves inscrits dans les écoles publiques de Montréal, sont « de plus en plus homogènes ». Ce découplage ethnolinguistique s’ajoute au découplage public-privé des ressources et de la réussite. Un argument de plus pour procéder au seul électrochoc disponible pour renverser la tendance : intégrer les écoles privées au réseau public et rebrasser tous ces enfants dans un réseau commun, comme le propose l’organisme École ensemble.

Pas normal, finalement et en sens inverse, que, malgré toutes ces embûches, nos jeunes se classent toujours aussi bien aux concours internationaux de réussite scolaire. Imaginez les résultats qu’ils auraient s’ils allaient dans une école normale.

(Une version de ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

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À propos de Jean-François Lisée

Il avait 14 ans, dans sa ville natale de Thetford Mines, quand Jean-François Lisée est devenu membre du Parti québécois, puis qu’il est devenu – écoutez-bien – adjoint à l’attaché de presse de l’exécutif du PQ du comté de Frontenac ! Son père était entrepreneur et il possédait une voiture Buick. Le détail est important car cela lui a valu de conduire les conférenciers fédéralistes à Thetford et dans la région lors du référendum de 1980. S’il mettait la radio locale dans la voiture, ses passagers pouvaient entendre la mère de Jean-François faire des publicités pour « les femmes de Thetford Mines pour le Oui » ! Il y avait une bonne ambiance dans la famille. Thetford mines est aussi un haut lieu du syndicalisme et, à cause de l’amiante, des luttes pour la santé des travailleurs. Ce que Jean-François a pu constater lorsque, un été, sa tâche était de balayer de la poussière d’amiante dans l’usine. La passion de Jean-François pour l’indépendance du Québec et pour la justice sociale ont pris racine là, dans son adolescence thetfordoise. Elle s’est déployée ensuite dans son travail de journalisme, puis de conseiller de Jacques Parizeau et de Lucien Bouchard, de ministre de la métropole et dans ses écrits pour une gauche efficace et contre une droite qu’il veut mettre KO. Élu député de Rosemont en 2012, il s'est battu pour les dossiers de l’Est de Montréal en transport, en santé, en habitation. Dans son rôle de critique de l’opposition, il a donné une voix aux Québécois les plus vulnérables, aux handicapés, aux itinérants, il a défendu les fugueuses, les familles d’accueil, tout le réseau communautaire. Il fut chef du Parti Québécois de l'automne 2016 à l'automne 2018. Il est à nouveau citoyen engagé, favorable à l'indépendance, à l'écologie, au français, à l'égalité des chances et à la bonne humeur !

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