Et si Poutine n’était pas là?

« Pour l’amour de Dieu, cet homme ne peut pas rester au pouvoir ! » Avec ces mots, Joe Biden a traduit le vœu de tout ce que la planète compte d’anti-Poutine. Mais la trajectoire prise par un pays n’est jamais tributaire d’un seul homme. La Russie sans Poutine serait-elle si différente ? Dans ce cas, la réponse est : oui, probablement.

Il y eut un moment, à la fin du siècle dernier, où diplomates et intellectuels rêvaient de l’entrée de la Russie dans l’Union européenne et, même, dans l’OTAN. C’était l’époque où la liberté de la presse fleurissait à Moscou, où des élections se tenaient régulièrement jusque dans les régions les plus excentrées. Sur les cendres de l’ancien empire soviétique, dans le marasme indescriptible d’une économie en lambeaux, s’entrechoquaient la nostalgie des certitudes d’hier, la volonté de créer un monde nouveau et l’anxiété induite par l’incertitude.

Ce rêve de l’extension d’une Europe politiquement et militairement pacifiée, de Brest à Vladivostok (naguère évoquée par de Gaulle), trouvait peu de preneurs dans l’UE, qui en avait déjà plein les bras avec l’inclusion récente de l’Espagne, de la Grèce et de plusieurs pays de l’Est. Y ajouter la Russie aurait posé des problèmes titanesques, modifié l’équilibre interne des puissances et rendu cette Europe maximaliste probablement ingouvernable. À l’Est, plusieurs États avaient sauté dans la planète Europe justement pour échapper à l’orbite de leurs anciens agresseurs soviétiques. À Washington, où cet espoir était le plus vif, les signaux émis étaient parfois contre-productifs.

Reste qu’on ne s’allie durablement qu’avec nos pires ennemis d’hier. La France et l’Allemagne se sont envahies mutuellement une demi-douzaine de fois avant de devenir le couple socle de la nouvelle Europe. En intégrant l’OTAN, l’Allemagne rejoignait ni plus ni moins le club de ses vainqueurs. Le Japon, deux fois victime de l’arme atomique américaine, est maintenant un des plus solides alliés des États-Unis.

Un sillon, ténu, pouvait être tracé vers cette grande réconciliation. Le premier président de la Russie moderne, Boris Eltsine, avait dissous le pacte de Varsovie (le pendant soviétique de l’OTAN), procédé à un désarmement nucléaire massif, accepté l’indépendance d’anciennes républiques conquises, intégré le G8 et le Conseil de l’Europe et établi des relations soutenues avec l’UE. Si on était patient et constant, de rapprochement en rapprochement, il était possible de tendre vers cet horizon où la Russie deviendrait un acteur important (mais non dominant) d’un nouvel ordre mondial. On en était là lorsqu’Eltsine prit l’étonnante décision de choisir pour lui succéder un bureaucrate aguerri, mais peu connu. Il remit le pouvoir entre ses mains à midi le 1er janvier 2000.

Vladimir Poutine monta secrètement ce jour-là dans un avion vers le Caucase, d’où un hélicoptère militaire devait le conduire dans une ville de Tchétchénie récemment prise par l’armée russe. Le temps était si mauvais que l’hélicoptère dut rebrousser chemin. Mais Poutine tenait au déplacement, et le fit en voiture dans des conditions dangereuses. Arrivé à destination, il rencontra des soldats hébétés de voir arriver leur nouveau président, avant l’aube. Il leur remit des médailles en disant : « Cette guerre ne signifie pas seulement restaurer l’honneur et la dignité de la Russie. Elle signifie mettre un terme à la dissolution de la Fédération russe. »

L’anecdote, racontée par Steven Lee Myers dans son excellente biographie de Poutine, The New Tsar, marque le début de la nouvelle tentation impériale russe. Dans un premier temps, Poutine hésitera entre cette tentation et celle du rapprochement avec l’Ouest. Mais son goût pour le retour de la Grande Russie se raffermira avec les années. Elle s’étalera au grand jour lorsqu’il décidera, seul, de reprendre le contrôle de la Crimée en 2014. Il n’y aurait plus de retour en arrière.

On peut faire la liste des variables qui ont alimenté le raidissement de la position de Poutine. L’installation de nouveaux missiles par l’OTAN en Europe de l’Est, alors même que Moscou réinvestissait massivement dans son armée et son arsenal nucléaire. L’incapacité de Poutine à imposer le président de son choix en Ukraine. Sa réaction horrifiée lorsque d’autres autocrates furent renversés par des foules qu’il estimait téléguidées par Washington. On raconte qu’il a écouté en boucle les images de la foule agressant Kadhafi, y voyant, s’il n’y prenait garde, le film de sa propre exécution.

Reste que nous vivons dans le monde que Poutine a choisi de construire. Le monde du rétablissement de l’empire russe. Personne n’a, davantage que lui, choisi de nous entraîner dans cette direction. À la fin de sa vie, Boris Eltsine regrettait de lui avoir confié l’avenir de la Russie. Eltsine était certes imprévisible, corrompu et alcoolique, mais il tenait à la liberté d’expression et au droit de vote que son successeur a piétinés. Poutine, a-t-il dit dans une rare entrevue accordée avant son décès, en 2007, a fait de la Russie « un pays différent » de celui qu’il lui avait laissé.

Il l’a fait en éliminant, parfois physiquement, ses opposants, en truquant ou annulant les élections, en contrôlant totalement les médias et, désormais, Internet. En déterminant aussi une trajectoire dangereuse pour lui, ses voisins et le monde.

L’auteur Vladimir Sorokine a décrit ainsi le pays dont il raconte dans ses romans l’abîme totalitaire. La nation russe est désormais « otage des caprices psychosomatiques de son chef. […] S’il est paranoïaque, tout le pays doit craindre ennemis et espions ; s’il souffre d’insomnie, tous les ministères doivent travailler la nuit ; s’il est abstinent, tout le monde doit arrêter de boire ; s’il est ivre, tout le monde doit s’enivrer ; s’il n’aime pas l’Amérique, contre laquelle son bien-aimé KGB s’est battu, toute la population doit détester les États-Unis ».

Et s’il souhaite la restauration de l’empire russe à coups de tanks et de missiles, toute la planète doit trembler.

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

2 avis sur « Et si Poutine n’était pas là? »

  1. Votre chronique va tout à fait dans le sens de la fameuse mise en garde de Garry Kasparov dans son essai fameux et a posteriori d’une brûlante actualité: «Winter is coming : stopper Vladimir Poutine et les ennemis du monde libre» Michel Lafon, 2015. Je suis toujours époustouflé par l’étendue illimitée de votre culture et la clarté, l’élégance toute voltairienne de votre verbe toujours très brillant.

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