Le meilleur président ? Le couple Franklin/Eleanor Roosevelt

17 octobre 2004, La Presse

« Jamais je n’aurais cru que des gens puissent vivre dans une telle misère ». Le jeune Franklin Roosevelt, fils d’une grande et riche famille, un peu dandy mais déterminé à devenir un jour président, vient pour la première fois de visiter un quartier insalubre et des sweatshops de New York. C’est sa nouvelle compagne, Eleanor Roosevelt, impliquée dans des œuvres sociales auprès des ouvrières, qui lui a ouvert les yeux. La polio affectant Roosevelt à 39 ans a complété ce que son biographe Ted Morgan appelle sa « transformation ». « Son handicap lui a permis de s’identifier à l’humiliation et aux défaites de l’Amérique de la Grande dépression, écrit-il. Le pays souffrait, mais avait la capacité de grandir. Et cette capacité de grandir est devenue le cœur du personnage de Roosevelt. »

Se relever, grandir, changer et faire ce que personne auparavant n’avait fait. Bousculer les élites, les idées reçues, imaginer le monde autrement et agir pour le transformer. Pendant quatre mandats présidentiels et au-delà, le couple Franklin/Eleanor allait changer l’Amérique et le monde et laisser des traces qui sont encore visibles partout autour de nous.

Transformer l’Amérique

Il n’y avait jamais eu de président comme Franklin et jamais de première dame comme Eleanor (il n’y en eut plus par la suite, Hillary Clinton ayant tenté, sans succès, de jouer un rôle comparable). « Franklin et moi avions un désir commun d’améliorer les choses, a expliqué Eleanor. Je connaissais les conditions sociales des gens peut-être mieux que Franklin, mais il connaissait mieux les rouages du gouvernement que moi et il savait comment utiliser l’État pour changer les choses. Alors nous formions une équipe. »

La passion amoureuse, disparue du couple depuis l’aventure de FDR avec sa secrétaire en 1917, fut remplacée par la passion réformiste. Ils se parlaient, s’écrivaient, s’envoyaient des mémos quotidiennement. Franklin s’occupait du gros œuvre. Dans les années 30, le New Deal de Roosevelt remettait au travail des centaines de milliers de chômeurs dans de grands travaux publics qui ont transformé les parcs, les rivières et les routes du pays.

L’idée que l’État pouvait venir directement en aide aux déshérités, redistribuer la richesse, soutenir le droit d’association était complètement neuve à Washington. Les années folles précédant le crash de 1929 avaient créé des écarts de fortunes vertigineux et pour tout dire une nouvelle ploutocratie. FDR a rétabli une pyramide des revenus plus saine (qui a survécu jusqu’aux années 1990). Il a également établi le partenariat qui dure encore entre le parti démocrate et le mouvement syndical. Le jour de sa mort, les banquiers new-yorkais sablaient le champagne. Ils doivent pourtant à FDR d’avoir sauvé le capitalisme, en limitant ses excès et en rendant le gouvernement plus inclusif et plus attentif aux besoins des déshérités. Roosevelt avait accessoirement sauvé le système bancaire américain d’une faillite imminente. Comme quoi l’ingratitude n’a pas de limite.

Eleanor poussait toujours un peu plus, à la marge, pour inclure davantage de pauvres, de femmes, de noirs, dans les programmes du New Deal, alors que l’Amérique était profondément raciste et misogyne. Elle incitait constamment son mari à rencontrer des leaders noirs, à multiplier les nominations gouvernementales, alors rarissimes, de gens de couleur et de femmes. FDR allait signer le premier décret présidentiel interdisant la discrimination raciale dans l’État fédéral et engager des troupes noires dans les combats de la seconde guerre. L’opération était politiquement délicate. Franklin devait garder les votes démocrates du Sud blanc et raciste, alors même qu’Eleanor, vue comme une amie des noirs, attirait durablement leurs votes vers le parti démocrate. « Comment pouvons-nous prôner la démocratie ailleurs dans le monde, disait-elle, alors que nous refusons à des gens venus chez nous contre leur gré (les esclaves) les droits élémentaires ». En 1939, lorsque l’association aristocratique par excellence des « Filles de la révolution », dont elle est membre, refuse d’inviter à un concert la cantatrice noire Marian Anderson, elle fait en sorte qu’Anderson chante devant le Lincoln Memorial, (là où Martin Luther King fera son discours I have a dream 26 ans plus tard) devant plusieurs centaines de milliers de personnes : un gigantesque pied de nez au racisme ambiant ! Devenue membre du conseil de la grande organisation noire NAACP, Eleanor allait, après le décès de son mari, appuyer activement la cause de King et braver les menaces de mort du Ku Klux Klan. Au début de la guerre, elle intervint aussi pour que l’Amérique accueille les réfugiés juifs européens, contre l’avis du Département d’État et de la majorité d’une opinion publique alors fort anti-sémite.

On a beaucoup parlé de l’utilisation que Franklin a faite du nouveau média qu’était la radio, s’adressant chaque semaine aux Américains lors de ses Fireside Chats, ses conversations au coin du feu. Eleanor, elle, utilisait les journaux. Sa courte chronique quotidienne, intitulée « Ma journée », était publiée dans plus de 200 quotidiens, six jours sur sept, et émaillait de gentilles banalités avec ses opinions avant-gardistes sur l’égalité des sexes et la déségrégation raciale. L’effet combiné et cumulatif sur les années de ces deux communicateurs sur l’évolution des opinions du pays fut incommensurable.

Changer le monde

A la fin de la seconde guerre, FDR voulait modifier l’équilibre du pouvoir en Europe et dans le monde pour « établir une paix plus longue » que celle ayant suivi la première guerre. Il comprenait que la division de l’Allemagne, la division de l’Europe entre une zone occidentale et une zone soviétique allaient enchâsser un équilibre durable, au prix cependant de la perte des libertés à l’Est. Il souhaitait la décolonisation qui allait s’ensuivre, démantelant les empires britannique, français et belge.

Et il a surtout inventé l’ONU, dont les bases furent jetées lors de sa seconde rencontre de Québec avec Churchill en août 1944. Indispensable et imparfaite, l’ONU résiste au temps et reste un de ses plus beaux legs. Eleanor fut désignée déléguée étasunienne à l’ONU (et seule femme). Elle présida les travaux conduisant à la laborieuse rédaction et approbation en 1948 de la déclaration universelle des « human rights » en anglais, pour inclure les femmes (mais les rédacteurs français n’ont pas emboîté le pas, parlant de « droits de l’homme »), un document fondateur pour une multitude d’avancées sociales. Pendant les années 50, elle fut considérée comme « la femme la plus respectée au monde ».

On ne peut parler, au Québec, de FDR sans mentionner la lettre qu’il envoya au premier ministre canadien Mackenzie King pour se désoler du refus des Canadiens-français d’appuyer la conscription. Frustré, de surcroît, de l’appui électoral donné par les franco-Américains à ses adversaires républicains, FDR proposa rien de moins que de disperser (déporter ?) les francophones dans le reste du continent afin de les assimiler, pour leur plus grand bien croyait-il, à la majorité anglophone. King ne répondit pas à cette lettre et le projet n’eut heureusement pas de suite. Gageons qu’en cas contraire, Eleanor s’y serait opposée…

Ce contenu a été publié dans États-Unis par Jean-François Lisée. Mettez-le en favori avec son permalien.

À propos de Jean-François Lisée

Il avait 14 ans, dans sa ville natale de Thetford Mines, quand Jean-François Lisée est devenu membre du Parti québécois, puis qu’il est devenu – écoutez-bien – adjoint à l’attaché de presse de l’exécutif du PQ du comté de Frontenac ! Son père était entrepreneur et il possédait une voiture Buick. Le détail est important car cela lui a valu de conduire les conférenciers fédéralistes à Thetford et dans la région lors du référendum de 1980. S’il mettait la radio locale dans la voiture, ses passagers pouvaient entendre la mère de Jean-François faire des publicités pour « les femmes de Thetford Mines pour le Oui » ! Il y avait une bonne ambiance dans la famille. Thetford mines est aussi un haut lieu du syndicalisme et, à cause de l’amiante, des luttes pour la santé des travailleurs. Ce que Jean-François a pu constater lorsque, un été, sa tâche était de balayer de la poussière d’amiante dans l’usine. La passion de Jean-François pour l’indépendance du Québec et pour la justice sociale ont pris racine là, dans son adolescence thetfordoise. Elle s’est déployée ensuite dans son travail de journalisme, puis de conseiller de Jacques Parizeau et de Lucien Bouchard, de ministre de la métropole et dans ses écrits pour une gauche efficace et contre une droite qu’il veut mettre KO. Élu député de Rosemont en 2012, il s'est battu pour les dossiers de l’Est de Montréal en transport, en santé, en habitation. Dans son rôle de critique de l’opposition, il a donné une voix aux Québécois les plus vulnérables, aux handicapés, aux itinérants, il a défendu les fugueuses, les familles d’accueil, tout le réseau communautaire. Il fut chef du Parti Québécois de l'automne 2016 à l'automne 2018. Il est à nouveau citoyen engagé, favorable à l'indépendance, à l'écologie, au français, à l'égalité des chances et à la bonne humeur !