L’éradication

Les lecteurs du Devoir ont eu droit à toute une exclusivité, samedi en une. Le gouvernement de la CAQ, ont-ils appris, a trouvé la « formule parfaite » pour « éradiquer » la minorité anglophone du Québec. Éradiquer, qui signifie faire disparaître complètement, anéantir, annihiler, détruire, extirper, supprimer, tuer. Vous saisissez ?

Cette déclaration — comment dire ? — saisissante fut énoncée par la présidente du principal lobby anglophone au Québec, le Quebec Community Groups Network, Marlene Jennings, qui fut longtemps députée libérale fédérale.

Si cette opération d’éradication linguistique est en cours, c’est la plus inefficace de tous les temps. À preuve, le gouvernement de la CAQ a laissé entrer, seulement en 2019 (dernières données disponibles), près de 12 000 immigrants unilingues anglophones, sans compter les permis valides cette année-là de 51 000 étudiants étrangers et immigrants temporaires, également unilingues anglophones. Si on veut éliminer une langue sur un territoire, pourquoi y inviter assez d’anglos pour y ajouter quasi trois fois la population de Westmount ?

Il est tout à fait normal qu’une organisation de défense des anglos protège les droits et intérêts de ses membres, y compris lorsqu’il s’agit de situations favorables acquises au fil des décennies, voire des siècles. Je n’ai jamais rencontré de syndicat heureux de lâcher un avantage, même excessif ou anachronique.

Le remarquable patrimoine institutionnel anglo-québécois n’est pas le fruit du hasard. Comment expliquer qu’une communauté qui forme moins de 11 % de la population (même en comptant large, avec la langue d’usage) dispose d’institutions qui offrent 19 % des places au collégial et 25 % au niveau universitaire ? Que ses universités empochent 30 % des revenus totaux ? Que ses 37 établissements de santé occupent 45 % de l’ensemble des salariés du secteur ? (Merci à Frédéric Lacroix pour ces calculs, trouvés dans son inestimable Pourquoi la loi 101 est un échec, chez Boréal.)

Avantage systémique

C’est, tout simplement, le reliquat de la colonisation du Québec par le conquérant britannique. Les seuls endroits au monde où l’on trouvait ou trouve encore des minorités disposant d’un suréquipement institutionnel de cette ampleur sont ceux où une ethnie minoritaire domine l’ethnie majoritaire ou ceux où la présence des colonisateurs est encore forte. Dominer économiquement le Québec de 1760 à 1960 confère un avantage systémique cumulatif colossal : revenus fonciers nettement plus élevés pour financer longtemps ses écoles, fortunes intergénérationnelles accordant des dons aux institutions de la communauté, sans compter les largesses des banques et des grandes entreprises, enrichies sur le dos des richesses naturelles et du labeur d’habitants sous-éduqués et sous-payés.

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Pour reprendre des concepts aujourd’hui à la mode à Concordia et à McGill : toute l’histoire politique québécoise de la Révolution tranquille à aujourd’hui se résume ni plus ni moins à un processus de décolonisation, de remise en cause de la discrimination systémique des francophones et de ce qu’on n’ose ici appeler le privilège anglophone.

Outrée par le projet de loi caquiste sur la langue, Mme Jennings n’est pas la première représentante anglo-montréalaise à confondre la remise en cause d’avantages historiquement acquis avec le bruit des bottes. D’autres, avant elle, ont parlé de nettoyage ethnique et d’ordre nouveau nazi pour désigner la volonté de la majorité francophone de travailler dans sa langue, de se faire servir en français ou d’intégrer les immigrants à la langue officielle et commune.

Loin d’éradiquer les avantages historiques de la minorité anglophone, le gouvernement de la CAQ ne pose aucun geste de limitation contre ses institutions de santé ou universitaires, aucun geste même réclamant des universités qu’elles s’assurent que leurs étudiants maîtrisent le français. Au contraire, la CAQ leur permet d’accueillir à pleines portes des étudiants étrangers unilingues qui anglicisent le centre de Montréal. Pour Mme Jennings, le crime du gouvernement Legault est d’avoir plafonné l’avantage institutionnel anglophone au niveau collégial. Pas réduit. Pas aligné sur le poids démographique de la communauté. Non. Plafonné à son niveau actuel surdimensionné. C’est l’éradication homéopathique.

De l’utilité de l’outrance

Surdimensionné est le terme approprié pour décrire la réaction de Mme Jennings et de plusieurs porte-parole anglophones par les temps qui courent. En septembre dernier, l’organisme a tenu une consultation en ligne sur le projet de loi 96. La journaliste de Radio-Canada Émilie Dubreuil l’a écoutée de bout en bout. Un intervenant a déclaré que la loi allait entraîner des morts. Un autre a expliqué que les francophones qui appuient la loi font preuve d’ignorance. Un autre encore a expliqué que les francophones ne pouvaient voyager hors des frontières, car ils ignorent l’anglais. Un avocat a prétendu que le français n’était même pas la langue officielle en Nouvelle-France. Un citoyen a affirmé qu’on refusait le titre de Québécois à tous ceux qui ne sont pas des descendants des colons français.

Le doyen de la Faculté de droit de McGill, Robert Leckey, a pour sa part expliqué que l’utilisation de la disposition de dérogation envoyait « essentiellement le signal qu’il n’y a pas de place pour que les droits de l’homme s’opposent à la volonté majoritaire ». L’inimitable Anne-France Goldwater, en plus d’évoquer une Gestapo québécoise, a déclaré que « François Legault dirige un gouvernement populiste et s’inscrit dans la tendance de Bolsonaro au Brésil et d’Erdogan en Turquie ».

Si ces propos vous paraissent choquants, qu’en est-il du silence de ceux qui dirigeaient la consultation ? On ne les a guère entendus rectifier les faits, dénoncer les inepties entendues, appeler à un peu de raison dans l’expression de la grogne.

Si ces outrances ont une utilité, c’est d’indiquer au gouvernement caquiste que sa législation linguistique suscitera ces réactions exagérées, quelle qu’elle soit. S’il y ajoutait les seules mesures propres à renverser le déclin du français, soit la connaissance du français au point d’entrée pour tous les immigrants, la loi 101 au cégep et des examens de français pour l’obtention de tout diplôme postsecondaire d’un établissement anglophone, Mme Jennings pourrait-elle vraiment trouver pire que de l’accuser d’éradication ?

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)


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