Les Québécois sont-ils allergiques aux diplômes?

(Chers internautes: voici ma chronique du numéro courant de L’actualité, qui complète le texte sur le même sujet publié cet été, sous le titre: Anti-Intellos les Québécois? Wô Menute!)

Allez-vous me trouver crédible si je vous dis que vous n’êtes pas nuls ? Oui, vous, chers lecteurs. Je pose la question car je nous trouve, Québécois, traversant une période d’autocritique telle que, parfois, je me demande si c’est bien la peine de nous lever le matin.

Certes, il y a les nids-de-poule. Certes, il y a les ponts et les échangeurs qui croulent. Certes, il y a les urgences qui débordent. Certes, il y a le CHUM. Ou plutôt, il n’y en a toujours pas. Je m’arrête sinon je retourne me coucher.

Bon, un certain nombre de choses vont mal. Mais est-il nécessaire d’en rajouter ? Dans la tiédeur de l’été, par exemple, a ressurgi la rengaine selon laquelle les Québécois estiment que « réfléchir et faire état par des mots de sa réflexion », « c’est enculer des mouches » — dixit notre dramaturge favori, Wajdi Mouawad. Et d’enchaîner le chroniqueur Marc Cassivi dans La Presse qu’au Québec « il vaut mieux, non seulement ne pas faire étalage de son érudition, mais masquer sa curiosité intellectuelle ».

J’avais déjà traité de la question sur le blogue, en juillet, ici. Ce qui a suscité un abondant courrier. Je reprends, puis ajoute quelques arguments dans ce texte-ci, publié dans la version imprimée du magazine.

Le filon anti-intellectuel est bien présent parmi nous, c’est indéniable. Un de nos grands intellectuels, Gérard Bouchard, en avait diagnostiqué la cause: cela vient du parti pris historique de l’élite québécoise pour la France et sa culture et de celui du peuple québécois pour les États-Unis et sa culture. Ce grand écart a nourri le mépris de la basse ville pour la haute ville et le dédain de la haute pour la basse. Il a fallu attendre la fin du dernier siècle pour opérer une réconciliation entre la francité et l’américanité québécoise.

Mais doit-on en tirer la conclusion que le Québécois moyen est intrinsèquement réfractaire aux idées, à la curiosité intellectuelle ? Que ceux qui ont fait des études ou lisent des livres autres que de recettes doivent se cacher ou s’excuser ?

Vous serez un certain nombre à dire que le Québec du XXIe siècle s’éloigne de cette caricature, plus fidèle à la réalité des années 1960. Car si c’était vrai, L’actualité, avec ses longues entrevues, n’existerait tout simplement pas. Oui, le niveau d’éducation, de lecture, ont augmenté. Mais je dirai que, même au temps de Soirée canadienne, la vue d’un diplôme ou d’un graphique ne provoquait pas d’évanouissement dans la plèbe.

Vous êtes-vous demandé pourquoi René Lévesque était devenu populaire ? Parce qu’à la fin des années 50, il avait une craie à la main et expliquait des trucs compliqués, à la télé, sur un tableau noir. N’aurait-il pas dû être rejeté dans le Saint-Laurent par la foule  ignare et indignée ?

Vous êtes vous demandé pourquoi les Québécois n’ont jamais aimé Jean Chrétien mais, de 1968 à 1980, ont massivement voté pour Pierre Trudeau, présenté comme un grand intellectuel ? N’aurions-nous pas dû avoir la réaction inverse ? S’identifier au p’tit gars de Shawinigan et recracher le prof de droit hautain qu’était Trudeau ?

Pourquoi l’inconnu qu’était Robert Bourassa a-t-il été choisi chef du Parti libéral en 1970, puis élu premier ministre ? Parce qu’il était amuseur public ? Non. Parce qu’il était économiste, formé à Londres. C’était le cœur du message libéral. Un message payant chez l’électeur moyen.

Pourquoi l’arrivée de Jacques Parizeau au Parti québécois, juste avant, a-t-elle été un gain majeur pour le jeune parti ? Parce que Parizeau avait inventé la poutine? Non. Parce qu’il était professeur aux HEC et avait un diplôme de la London School of Economics.

J’ai travaillé pour la personnalité politique récente la plus populaire au Québec— Lucien Bouchard. Il ne cachait nullement son statut de lecteur vorace, d’amant de Proust (ce fut le sujet d’un épisode de Surprise sur-prise,) ni la présence de la collection complète des livres de La Pléiade dans son bureau.

Lorsque je lui ai mis une citation de Sénèque dans son discours inaugural, elle s’est retrouvée dans tous les journaux — et personne ne lui a reproché de l’avoir utilisée. (En fait, j’avais piqué la phrase dans un discours de Claude Béland, présenté devant une assemblée d’administrateurs de Caisses Po-pu-lai-res qui, apparemment, ne lui avaient pas envoyé de tomates au visage.)

Certes, j’aurais pu écrire une chronique sur toutes les manifestations d’anti-intellectualisme au Québec. Il y en a des tonnes. Mais cette chronique avait été écrite souvent, par beaucoup de gens. Celle que vous venez de lire, moi je ne l’avais jamais lue.

Et encore : Je sais, je sais, les premiers ministres du Québec ne citent pas toujours Sénèque. Non. J’ai aussi placé Platon dans un discours de Bouchard, Fukuyama et… James T. Kirk (le capitaine de Star Trek) dans un discours de Jacques Parizeau.

Note en petits caractères :

Les billets « Temps durs pour les détracteurs du modèle québécois » ne prétendent pas que tout est parfait au Québec, tant s’en faut. L’auteur a d’ailleurs proposé, dans ses ouvrages et sur ce blogue, des réformes nombreuses et importantes visant à surmonter plusieurs des importants défis auxquels le Québec est confronté. Cependant, la série permet de percer quelques trous dans le discours ambiant qui tend à noircir la situation globale du Québec qui, pourtant, affiche d’assez bons résultats comparativement aux autres sociétés semblables.
Ce contenu a été publié dans Temps dur pour les détracteurs du modèle québécois par Jean-François Lisée. Mettez-le en favori avec son permalien.

À propos de Jean-François Lisée

Il avait 14 ans, dans sa ville natale de Thetford Mines, quand Jean-François Lisée est devenu membre du Parti québécois, puis qu’il est devenu – écoutez-bien – adjoint à l’attaché de presse de l’exécutif du PQ du comté de Frontenac ! Son père était entrepreneur et il possédait une voiture Buick. Le détail est important car cela lui a valu de conduire les conférenciers fédéralistes à Thetford et dans la région lors du référendum de 1980. S’il mettait la radio locale dans la voiture, ses passagers pouvaient entendre la mère de Jean-François faire des publicités pour « les femmes de Thetford Mines pour le Oui » ! Il y avait une bonne ambiance dans la famille. Thetford mines est aussi un haut lieu du syndicalisme et, à cause de l’amiante, des luttes pour la santé des travailleurs. Ce que Jean-François a pu constater lorsque, un été, sa tâche était de balayer de la poussière d’amiante dans l’usine. La passion de Jean-François pour l’indépendance du Québec et pour la justice sociale ont pris racine là, dans son adolescence thetfordoise. Elle s’est déployée ensuite dans son travail de journalisme, puis de conseiller de Jacques Parizeau et de Lucien Bouchard, de ministre de la métropole et dans ses écrits pour une gauche efficace et contre une droite qu’il veut mettre KO. Élu député de Rosemont en 2012, il s'est battu pour les dossiers de l’Est de Montréal en transport, en santé, en habitation. Dans son rôle de critique de l’opposition, il a donné une voix aux Québécois les plus vulnérables, aux handicapés, aux itinérants, il a défendu les fugueuses, les familles d’accueil, tout le réseau communautaire. Il fut chef du Parti Québécois de l'automne 2016 à l'automne 2018. Il est à nouveau citoyen engagé, favorable à l'indépendance, à l'écologie, au français, à l'égalité des chances et à la bonne humeur !