L’étranglement français d’Haïti (intégral)

On peut penser tout le mal qu’on veut de l’ancien président socialiste français François Hollande. Les électeurs, en tout cas, en étaient à ce point insatisfaits qu’il n’a pas osé leur demander un second mandat. Mais j’ai toujours senti que, malgré ses défauts, il s’agissait d’un homme fondamentalement bon. Et lorsqu’on l’avisait de l’existence d’un tort, son premier mouvement était de vouloir le redresser.

C’est probablement ce qui s’est produit lors de sa visite de mai 2015 en Guadeloupe. Participant à l’inauguration d’un lieu de mémoire sur la traite et l’esclavage, le Mémorial ACTe, il rappela qu’en 1804, Haïti fut la première république noire ayant militairement fait échec au rétablissement de l’esclavage décidé par Napoléon deux ans plus tôt.

S’adressant à l’alors président haïtien, Michel Martelly, présent, Hollande rappela ce que personne n’ignore dans son île : « A-t-on suffisamment souligné que, quand l’abolition [de l’esclavage] fut acquise, la question de l’indemnisation prit des proportions et surtout une orientation particulièrement surprenantes ? Cette indemnisation était réclamée à cor et à cri, non pas par les anciens esclaves mais par les anciens maîtres […]. Cela s’est produit sous la monarchie Charles X en 1825, qui réclama même à la jeune République d’Haïti une indemnisation d’État de 150 millions de francs afin d’indemniser les anciens colons qui le réclameraient. »

La somme était colossale. La vente de la Louisiane aux États-Unis avait rapporté 80 millions. Après une renégociation, Haïti a payé 90 millions de francs or. Or ce n’est que le capital. Les intérêts furent gargantuesques, car Haïti a dû s’endetter auprès de banques… françaises, qui connurent grâce à cette prédation un essor majeur. Cette dette et les intérêts sur la dette sont connus en Haïti sous le nom de « double dette » et ont indubitablement plongé le pays dans une pauvreté abjecte.

Aujourd’hui des gangs de criminels contrôlent 80 % de Port-au-Prince et une partie de l’arrière-pays. Sans scrupule, ils incendient, violent, mutilent et brûlent vivants une population désespérée. L’ONU enverra une force dérisoire composée de 1000 policiers kenyans. Le pays ne s’est jamais complètement relevé du tremblement de terre de 2010 et, politiquement du putsch de 2021. La corruption est un sport national et la malgouvernance semble indéracinable. Mais lorsqu’on cherche, au-delà de ces malheurs, une source structurelle à l’incapacité d’Haïti à se hisser au moins au niveau de développement de ses voisins, on tombe sur l’effroyable étranglement économique imposé par la France pendant plus d’un siècle.

Oui, la plupart des colonies ont été vidées de leurs richesses par les métropoles. Oui, au moment de l’abolition de l’esclavage, le Royaume-Uni et le Haut-Canada ont prévu des indemnités pour les pertes encourues par les esclavagistes ou une clause grand-père pour les esclaves alors détenus. (Pas au Québec, précurseur, ou, plus tard, aux États-Unis). Mais ces indemnités étaient assumées par l’État, pas par les esclaves et leurs descendants. Oui, des envahisseurs, vaincus, ont dû payer réparation. La France après la tournée européenne des armées napoléoniennes. L’Allemagne, deux fois.

Aucun de ces cas de figure ne s’applique à Haïti. Des esclaves ayant obtenu leur propre libération et leur propre indépendance ont dû se saigner pendant 125 ans pour rétribuer… leurs tourmenteurs. Pourquoi ? Sous peine d’être envahis en 1825 par une flotte française vengeresse: 14 navires chargés de plus de 500 canons. En un mot : de l’extorsion.

Un capitaine français venu récolter un paiement fait rapport à ses maîtres: « Après avoir essayé les emprunts intérieurs, les souscriptions patriotiques, les dons forcés, les ventes de biens publics, ils se sont finalement mis d’accord sur la pire de toutes les options », écrit-il. Dix ans d’impôts exorbitants étaient « tellement disproportionnés par rapport aux ressources réalisables du pays, ajoute-t-il, que lorsque chacun vend tout ce qu’il possède, puis se vend lui-même, pas même la moitié des sommes demandées ne seront collectées. »

Ce n’est qu’en 1952 que le dernier paiement de cette dette a été versée. Le New York Times a réalisé l’an dernier le premier calcul complet de la richesse ainsi extorquée aux Haïtiens. La somme actualisée équivaut à 750 millions de dollars canadiens. Si elle avait été investie année après année dans les écoles, les routes, les hôpitaux, l’administration publique, quel aurait été l’impact cumulatif ? Près de 30 milliards, calcule le journal, « même en tenant compte de la corruption endémique et de l’incompétence ». Ce qui aurait porté Haïti au même niveau de développement que les pays de la région, sinon plus.

Car au moment où, le canon sur la tempe, le pays a cédé à la menace, il était le plus riche de la région. On surnommait Cap-Français (aujourd’hui Cap-Haïtien), le Paris des Antilles, tant son activité économique, culturelle et sociale était étincelante.

La pauvreté et l’instabilité dans laquelle l’avidité française a plongé le pays a servi de prétexte aux États-Unis pour aller « stabiliser » la situation en l’envahissant en 1915, établissant la ségrégation raciale et offrant aux banques américaines la prédation jusqu’alors dirigée par Paris. La toute nouvelle Organisation des Nations Unies fait enquête en 1949 et rapporte que les paysans haïtiens ont une alimentation « proche de la famine ».

François Hollande, donc. Mai 2015. Dans son discours, solennel, parlant de la double dette, il annonce : « certains ont appelé cette exigence “la rançon de l’indépendance” ; eh bien, quand je viendrai en Haïti, j’acquitterai à mon tour la dette que nous avons ».

Le président Martelly bondit de son siège et applaudit. La Canado-Haïtienne Michaëlle Jean, alors secrétaire générale de la Francophonie, était parmi les nombreux invités : « Les gens pleuraient. Les chefs d’État africains présents versaient des larmes. C’était immense ». Un miracle, après tout ce temps.

Un miracle éphémère. En quelques heures, peut-être le temps d’expliquer à Hollande l’ampleur financière de la promesse qu’il venait d’émettre, ses conseillers rectifient le tir. Le président ne souhaitait évidemment parler que de la « dette morale ». Il n’y aurait pas de débours. Le dépit fut à la hauteur de l’espoir. La dette morale, écrivit le principal quotidien haïtien, Le Nouvelliste, c’est l’esclavage. Elle est « irréparable ». L’autre dette persiste.

Si j’étais au Conseil de sécurité, j’affirmerais que le gâchis haïtien est un gâchis français. Je ferais en sorte que l’ONU délègue pour 125 ans aux ex-esclavagistes et extorqueurs de l’Hexagone l’entière responsabilité de la relance d’Haïti, à concurrence de, disons, 30 milliards.

« La France est capable de regarder son histoire, a aussi dit Hollande dans ce discours maudit, parce que la France est un grand pays qui n’a peur de rien et surtout pas d’elle-même. » Ce n’est pas prouvé.

(Une version plus courte de ce texte a été publiée dans Le Devoir.)

4 avis sur « L’étranglement français d’Haïti (intégral) »

  1. Le New York Time devrait s’attacher au même calcul pour les pauvres aux USA. Voire, pour les Palestiniens depuis Israël. Tant qu’ à y étre de la Couronne Britannique envers nous Québécois. Le plus grand Empire de l’Histoire, le Britannique, a littéralement saccagé l’économie Indienne. Faisons le calcul… de tout l’Empire. Des Empires successifs. Les dettes se calculent aisément. 3 Trillards ici, 17 là… pensons seulement aux élites autochtones de tous ces esclavisés, qui en ont bien profité. Faudra les mettre à contribution ceux-là aussi. Évitons ces divagations. Les Banques canadiennes ont généré 56 milliards de profits en 2021…

  2. Le paragraphe débutant par

    « La pauvreté et l’instabilité dans laquelle l’avidité française  »

    se termine sur une phrase incomplète.

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