Maîtres chez nous

Les mots étaient forts. D’abord, « maîtres ». En 1962, date d’affichage du slogan, aucun Québécois (on disait « Canadiens français ») ne se pensait maître de quoi que ce soit. Les maîtres, on les connaissait : les multinationales britanniques, américaines, canadiennes. Ce serait donc complètement nouveau, presque impensable, de ne plus être qu’employés, subalternes, domestiques. Puis ce « chez nous » affirmait un espace singulier. Ce n’était plus le Canada, voire le Canada français. Il s’agissait du territoire du Québec, ni plus ni moins, qu’on prétendait maîtriser, y compris les patrons anglophones qui s’y pensaient jusque-là intouchables.

Plus forte encore que les mots, il y avait l’image. Un poing fermé qui surmontait le slogan avec une puissance, que dis-je, une arrogance, qu’on n’avait jamais associée à notre peuple. Ce poing dressé avait à la fois des allures de révolte et de défi. Il tenait entre ses mains quatre éclairs, ce qui faisait un peu Zeus sur les bords, et illustrait le sujet du jour : l’électricité. On allait la prendre en main — ultime audace — en la nationalisant.

Alors, peut-on bien me dire ce qu’on est allé faire chez eux, au Labrador, là où, par définition, nous ne sommes pas et ne pouvons pas être maîtres ? L’économiste Daniel Larouche, coauteur de Québec, un siècle d’électricité (Libre expression), a rappelé dans Le Devoir qu’en achetant la Shawinigan Power, nous avions obtenu, en prime, 20 % de la société qui s’apprêtait à harnacher Churchill Falls à Terre-Neuve. Plutôt que de retirer notre doigt de cet engrenage, quitte à essuyer la perte d’une partie de cet investissement, le nouvel Hydro-Québec a assumé la totalité des risques de cette entreprise qui aurait pu mal tourner.

Nous fûmes pendant un demi-siècle la cible de la mauvaise humeur terre-neuvienne — une tentative d’expropriation, deux appels à la Cour suprême du Canada, un lobby incessant pour que le gouvernement de Pierre Trudeau exproprie un « corridor fédéral » au Québec, genre de « no Quebec land », pour que Terre-Neuve transporte sous notre nez son électricité jusqu’en Ontario. Bref, un colossal paquet de trouble. Pour qu’on se trouve aujourd’hui avec un pistolet électrique sur la tempe : en 2041, fin du contrat signé en 1969, 13 % de l’électricité consommée au Québec verra son coût bondir.

Et si, au lieu de s’empêtrer dans les rivières du Labrador, nos ingénieurs avaient devancé les travaux chez nous (Outardes 2, Manic 3) ? L’aménagement de La Grande aurait été fait plus tôt et aurait coûté 8 milliards de moins, disait en 1980 l’alors président d’Hydro, Robert Boyd (28,4 milliards en dollars d’aujourd’hui). L’amortissement de ces investissements serait derrière nous, le kilowattheure serait à prix réduit pour l’éternité (comme dans une cinquantaine de nos autres centrales) et personne ne nous enquiquinerait avec une fin de contrat.

Pourquoi, donc, notre premier ministre souhaite-t-il aujourd’hui nous embarquer dans un autre tour de montagnes russes avec des voisins qui nous prennent pour des rustres, des arnaqueurs, des rapaces ? Cette semaine, tout miel avec son homologue terre-neuvien, il s’est fait rabrouer par un caractéristique « show me the money ». Il y a quelques mois, Legault a même dévoilé que la construction de barrages en territoire québécois n’était que son « plan B ». Son premier choix est d’investir des milliards dans une nouvelle aventure labradorienne, Gull Island.

Quelle splendide idée : le Québec y sera encore minoritaire, sur le territoire de son voisin, et probablement principal bailleur de fonds et principal client. Je veux bien croire que, sur papier, la comparaison des coûts et des risques puisse sembler marginalement satisfaisante. L’histoire ne s’écrit pas sur le papier, mais sur le vent de l’imprévisible. Ou, ici, du prévisible : la mauvaise humeur terre-neuvienne envers nous, une énergie négative infiniment renouvelable.

Supposons que d’ici 20 ans, moment de la mise en service de Gull Island, la récente découverte américaine de la fusion nucléaire soit sortie du laboratoire pour atteindre la production industrielle et permette effectivement la génération d’électricité à faible coût n’importe où. Supposons que ce soit une autre source d’énergie — les minicentrales nucléaires — qui fasse chuter la demande et les prix.

Ce serait évidemment une catastrophe pour Hydro-Québec et ses installations, comme pour toutes les autres sources d’énergie plus coûteuses. Reste que si la totalité de nos équipements est chez nous, il nous suffira de fermer le commutateur et de transformer nos barrages en bassins aquatiques pour touristes. Mais si nous avons signé un nouveau contrat de 70 ans avec Terre-Neuve, ne devrons-nous pas payer jusqu’à nos vieux jours pour de l’électricité dont nous n’aurons plus aucun besoin ?

Et pourquoi penser que notre approvisionnement terre-neuvien actuel deviendrait hors de prix en 2041 ? Le coût augmentera, c’est certain. Mais nous ne sommes pas en position de faiblesse dans cette affaire. Sans nous, à qui vendront-ils ? François Legault, grand défenseur du français, veut « upgrader » Churchill Falls. Il pourrait l’optimiser, le bonifier et, mieux encore, le survolter.

Ça se défend, d’autant plus que, puisque nous sommes toujours copropriétaires de Churchill Falls, désormais à 32 %, nous faisons des profits à même nos achats. Mais si Terre-Neuve veut nous faire payer une pénalité rétroactive pour le prix précédent, mon conseil à Mister Legault est : « Pull the plug. »

La trajectoire énergétique dans laquelle François Legault veut nous entraîner me semble profondément antinationaliste. Toute notre histoire nous a pourtant enseigné que personne ne nous fait de cadeau et que nous ne sommes forts que lorsque nous comptons sur nos propres moyens, nos propres talents, nos propres rivières. Son pèlerinage à Terre-Neuve en février a démontré que Legault a intégré l’idée que, pour réussir son projet labradorien, il devait convaincre les habitants du lieu que leur colère contre nous est compréhensible, que nous entendons leur ressenti, comme disent les psys.

Si nous n’avions aucun autre choix, cette danse de la contrition pourrait, à la limite, se justifier. Mais puisque nous avons le choix, elle n’est pas à la hauteur des Québécois qui ont eu l’étonnant courage d’affirmer dans les urnes, il y a 60 ans, qu’en matière d’électricité, ils osaient être maîtres chez eux.

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

9 avis sur « Maîtres chez nous »

  1. Quel article intéressant!!!!! Pourquoi cela ne fait-il pas plus d’étincelles dans les journaux? Car être Maitre chez nous, relève del’intérêt de TOUS les québécois, quel qu’en soit l’origine, le sexe ou le genre, le parti ou la religion.
    Je suis étonnée d’en entendre pas parler!!

  2. La fusion nucléaire contrôlée et à demande, arrivera. Des spécialistes indiquent un horizon probable de 40 ans. C’est juste après demain.
    Construire un de ces barrages hydroélectriques prend presque le même temps. Mais un réacteur nucléaire, dans une quarantaine d’années, pourra être construit à peu près n’importe où ! Commencera la décentralisation de la production d’énergie avec de formidables implications concernant notamment sa distribution.
    Quand à la fin du 19è siècle l’automobile a fait ses premiers pas beaucoup ont été incapable d’envisager que l’ère du cheval pour le transport était déjà révolue.
    Nous sommes témoins d’un puissant changement de paradigme concernant le monde de l’énergie.
    Ça a commencé ! Nos gouvernements, nos politiciens ont-ils assez de capacité intellectuelle et de vision pour s’en rendre compte.
    Bravo M. Lisée pour faire écho à cette nouvelle qui, si on ne meurt pas avant ( l’humanité ), annonce un des plus puissants progrès de toute l’humanité. Mais aurons-nous le temps de nous y rendre ?

    «Ce ne sont pas les études de marché sur la lampe à huile qui ont permis l’invention de l’électricité.»
    [Daniel Jouve]

  3. Un élément majeur semble toujours ignoré dans ce débat. Il s’agit de la réforme de la Régie Canadienne de l’Énergie par la Loi C-69 adoptée en ddouce par le Sénat au printemps 2019. Essentiellement, cette réforme rapatrie sous le giron fédéral la régie du commerce et du transport (lignes, postes, interfaces, etc.) de l’électricité à des fins d’exportation et d’importation inter-provinciales et internationales. Absente au moment de la rédaction de la Constitution et ignorée lors du rapatriement par le gouvernement de Pierre Trudeau, l’électricité est maintenant de régie fédérale au même titre que les énergies fossiles. Ce qui pourrait expliquer le retrait en douce récent du projet pharaonique de l’Atlantic initié par le PM Andy William alors appuyé parle PM Stephen Harper ayant essentiellement comme objectifs de libérer le Labrador des griffes d’Hydro-Québec et rendre l’exportation possible vers le marché américain via la Nouvelle-Écosse et le Nouveau-Brunswick. En bref, le Fédéral devra s’assurer qu’aucun canadien ne subit de préjudice avant d’accorder un permis d’exportation ou d’importation inter-provincial ou international. Autre chose qui devrait aussi  » changer la donne est la décision de l’Ontario de préférer les investissements et les  »jobs » payantes du nucléaire à l’électricité importée du Québec et du Labrador pour assurer son avenir énergétique. La nouvelle centrale nucléaire de Darlington n’est qu’un prélude en attente des résultats du projet chinois/SNC et les deux prototypes de 4e génération amorcé il y a plus de dix ans dans un désert de Mongolie. Impossible que les personnes compétentes à Hydro-Québec dans le domaine du futur énergétique soient ignorantes de tout ce qui bouge présentement dans le domaine du nucléaire. Que ça menace notre l’hydro-électricité comme le craint M. Lisée, j’en doute fort, le marché de l’hydrogène vert n’attend que ça. JAMB

  4. Bravo et re-bravo Lisée pour cet article. 1. Le Québec doit en 2023 comme en 2041 être  » Maître chez lui, au Québec ».
    L’empressement de Legault de démontrer à Terre-Neuve une position de faiblesse ou de contrition 18 ans avant l’échéance d’un contrat d’une durée de 70 ans ( 1971 à 2041 ) est un signe d’incompétence, une trahison d’État.
    2. Dans votre 4e parag., vous parlez d’un 13% en 2041, je cite: « en 2041, fin du contrat signé en 1969, 13 % de l’électricité consommée au Québec verra son coût bondir.»
    Si on fait une règle de 3: 13% en 2041 et prenons le chiffre de l’achat de l’électricité de Churchill Falls de 2022, rapport annuel p.23, soit 35,9 TWh, le 13% représente 276 TWh en 2041 en offre d’électricité (production + achats). Le chiffre de 2022 est 232 TWh. Comparé ce chiffre à 276 TWh montre une différence de 44 TWh, chiffre à confronter avec le 100 TWh que fait miroiter Fitzgibbon. Le 100 TWh est-il un autre lapin de la CAQ ?

    • Une chose à vérifier: En raison du défaut de Muskrat Falls à produire, la ligne sous-marine C.C. de Forteau (Labrador) à St-Barbe et St-John’s a été alimentée par une ligne 735,000 volts en provenance de Churchill Falls convertie en C.C. dont la dérivation vers Port-aux-Basques est toujours inutilisée, Nova-Scotia ayant renoncé à s’engager dans la traversée sous-marine jusqu’à sa centrale de Weck Cove au Cap-Breton. Possible qu’il y ait eu rétrocession d’une part de la production achetée par H-Q pour alimenter le réseau (affecté par beaucoup de problèmes de stabilité) jusqu’à St-John’s. Ce dont j’avais pris connaissance lors d’un séjour de trois semaines sur l’Île de Terreneuve en Juin 2019 alors que le Fédéral venait d’accorder un report de paiement de trop perçu de péréquation, épargnant à la Province d’être en défaut de de paiement.

  5. La fin de l’ère Legault est déjà amorcée. Espérons que d’ici là, ll ne fera pas trop de « terreneuveries » !

    • Bravo M. Lisée pour ce texte qui fait une analyse très sérieuse de la situation de ce contrat avec Terre-Neuve.
      Vous devriez le rendre disponible électroniquement pour les jeunes du Cegep et des étudiants universitaires en vous adressant directement à eux.
      Ils ne sont pas tous abonnés au Devoir, malheureusement, mais ils auraient intérêt à comprendre la portée des gestes à poser pour que nous soyons, Maître chez nous.

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