Mauvais Karma (intégral)

Comptez-moi parmi les Swifties, les fans de Taylor Swift. Elle m’avait accroché avec Shake it off, une salutaire leçon de vie sur la meilleure façon d’ignorer les gens toxiques (indice: danser). Elle m’a fait complètement basculer avec son album acide Reputation (je recommande la captation du spectacle sur Netflix, en attendant celle de son Eras Tour). Toutefois, et malgré toutes les qualités que je lui reconnais, je présume que l’autrice-interprète la plus populaire au monde ne connaît l’existence ni de François Legault, ni de la Coalition avenir Québec. C’est étrange, car un de ses tubes de l’an dernier, Karma, parle clairement d’eux, du 3e lien, de leur crédibilité et de l’enjeu de la partielle dans Jean-Talon. Jugez vous-mêmes avec cet extrait: 

“Tu dis n’importe quoi, juste comme ça / Accro à la trahison, tu es d’actualité / Tu es terrifié à l’idée de regarder en bas / Car si tu oses, tu verras le regard / De tous ceux que tu as brûlé  pour monter / Ça revient te hanter.”

Au micro de l’émission La journée est encore jeune cette semaine, le premier ministre a confié avoir trouvé “blessant” que quiconque le soupçonne d’avoir trompé les Québécois en leur promettant le 3e lien dur comme fer avant l’élection, puis en l’abandonnant peu après. On est triste pour lui, car dès mai dernier, 40% des Québécois (52% dans la région de Québec) estimaient qu’il avait menti sur ce point pour se faire élire, 35% le pensaient sincère et 25% n’étaient certains de rien. Cela fait quand même 65% de Québécois blessants.

Ce n’était cependant pas une information, mais une déduction. Pas une médisance, peut-être une calomnie. Merci au conseiller de la CAQ qui a eu l’idée de couler des informations confidentielles sur l’approche faite l’an dernier à l’avocat Pascal Paradis. C’est grâce à lui que, en riposte, nous disposons désormais d’une information, partielle mais réelle.

Paradis, désormais candidat du PQ, affirme que deux de ses interlocuteurs caquistes, le chef de cabinet Martin Koskinen et la directrice générale du parti Brigitte Legault, lui ont fait comprendre, avant l’élection, que le 3e lien ne se réaliserait pas. Dans son récit, l’argument était essentiel car on lui offrait, dans un premier temps, le poste de ministre de la Capitale nationale. Cela l’intéressait mais il y avait un os: il était farouchement opposé au 3e lien. Voilà pourquoi il était pertinent pour Brigitte Legault et Koskinen de lever cet obstacle en lui révélant ce secret. (Dans cette version, on soupçonne que, Bernard Drainville et Martine Biron n’étant pas destinés à ce ministère et s’étant découvert un réel appétit pour le controversé tunnel, il n’était pas nécessaire de les mettre au parfum.) Menteries ! ont répliqué les porte-parole caquistes, sur les réseaux sociaux et dans de furieuses séances de spinning journalistique. 

Nous voici donc dans le cas classique de personnes ayant conversé en privé et présentant des versions contradictoires. Devant un juge, en l’absence de bandes vidéos ou audio, les avocats doivent se rabattre sur la crédibilité des témoins. C’est dans ces cas qu’on peut utiliser les échanges qu’un des belligérants a eu avec des tiers, au sujet des faits. La pratique est devenue courante dans les cas d’agressions sexuelles. On croit d’autant plus la victime si elle a raconté l’outrage à des amis ou à sa famille qui peuvent en témoigner. Paradis, ici, a un échange texto révélateur: “As-tu abordé avec elle [Brigitte Legault] aussi le dossier troisième lien?” écrit son interlocuteur. “Oui. Je n’ai pas évité les questions difficiles, au contraire” répond Paradis. “Sa réaction ? En phase avec ce qu’on t’avait déjà dit ?” demande l’interlocuteur. Réponse: “En bref, éviter de faire trop de vagues pendant la campagne parce que c’est une promesse, mais consciente que le projet actuel ne pourra être réalisé.” Puis, l’avocat Paradis ouvre des guillemets pour citer Brigitte Legault: [le maire Bruno] “Marchand est contre, le fédéral aussi, alors… “ Il conclut: “après l’élection [comme ministre de la capitale, on présume], j’aurais de la marge pour proposer un projet différent.”

Je plains l’avocat de la défense qui devrait convaincre un juge que cet échange n’établit pas la crédibilité de Paradis et n’annihile pas celle de ses contradicteurs. Heureusement pour les caquistes, la scène ne se déroule pas devant un tribunal.. Malheureusement pour eux, elle se déroule au début d’une partielle, à Québec, chez les cocus du 3e lien. Un animateur de Cogéco à Québec, Jérôme Landry, a demandé cette semaine à Paradis s’il accepterait de se soumettre à un détecteur de mensonge. Il a dit oui. M. Koskinen et Mme Legault ne donnent pas d’entrevues pour étayer leurs versions des choses. Peut-être pourraient-ils simplement nous indiquer sur X (l’ex-twitter) leur accord pour une séance collective de polygraphe. Ce serait le clou de la campagne. Je propose de l’organiser juste avant le vote par anticipation.

Si on est dans la minorité non-blessante, parmi le tiers des Québécois qui croient le premier ministre, mais qu’on accepte aussi la version crédible de Paradis, il faudrait pour réconcilier les choses postuler que les deux principaux bras droit du chef caquiste (il n’a pas de bras gauche) ont soit: a) menti à Paradis en lui faisant croire que le projet serait abandonné. Le fait qu’il allait être abandonné serait dans ce cas complètement fortuit; b) menti au PM en ne l’informant pas que le projet serait abandonné. Je ne vois pas d’autre scénario. Aucun de ceux-ci n’est vraisemblable.

On entend dire que tout ça n’est que du lançage de boue et qu’on veut passer à de la vraie politique. Hola ! On est au contraire au cœur de la vraie politique, c’est-à-dire du contrat moral passé entre élus et électeurs.  Déterminer si le premier ministre – pour qui, je tiens à l’écrire, j’ai, comme la plupart des Québécois, une réelle affection – est soit entouré d’arnaqueurs, soit arnaqueur lui-même est de la plus haute importance et vaut la peine qu’on examine soigneusement les détails de l’affaire.

En point de presse mardi, M. Legault a prononcé cette phrase: “Jamais je ne serais capable de prendre un engagement en sachant que je ne le tiendrai pas.” Je ne sais pas combien de temps ses conseillers ont travaillé sur ces mots, mais ils sentent l’effort. Il ne fallait pas qu’il dise n’avoir jamais rompu ses engagements, c’est spectaculairement faux. Il fallait qu’il dise que, bien qu’il ait rompu de nombreuses promesses, il ne savait pas qu’il les romprait au moment où il les faisait. C’est du slalom argumentaire. Lorsque, jeune conseiller, je proposais ce genre de chose à Lucien Bouchard pour le tirer d’un mauvais pas, il me répondait de sa voix grave: “trop smatte !” Il avait raison. Le slalom est peut-être factuellement exact, mais les électeurs sentent qu’on tente de les tromper. 

L’autre déclaration martelée par M. Legault est plus problématique. “Je ne suis pas un menteur”. On voudrait le croire. On en a eu trop, des menteurs, et de gros calibre, en politique québécoise. Mais puisqu’il nous a dit pendant six ans que le 3e lien allait se réaliser coûte que coûte, pour des raisons de sécurité, pour faire de Québec la 2e métropole du Québec, et malgré ce qu’en diraient les études, n’a-t-il pas menti pendant qu’il faisait ces promesses inconsidérées, plutôt qu’au moment où il a découvert que le télétravail rendait caducs la sécurité, la métropole, le budget illimité ? Ici, il me semble, pas de slalom possible. Il n’y a que le mur.

Toute cette saga sert de révélateur sur les pratiques politiques de la CAQ, sur l’éthique politique qui anime ses décisions, sur l’irrespect devenu routinier envers l’intelligence du public. Le capital politique du PM est encore considérable, mais la perte de crédibilité peut devenir un cancer. Lorsque le premier ministre n’est pas cru, il est cuit, c’est bien connu. Mais cela peut être une cuisson lente. La partielle du 2 octobre se présente comme un référendum sur la crédibilité de la parole caquiste. J’ai l’impression que le résultat, au final, ne sera pas serré. D’autant que l’absurde proposition de faire passer dans un tunnel un mode de transport en commun dont personne ne veut à Québec, (70% de refus à Lévis) et à un coût par définition excessif, agit comme un rappel constant du fiasco.

Taylor Swift, en tout cas, a tout compris. Elle chante dans ce couplet l’histoire politique qui attend la CAQ d’ici 2026 : “ Le karma est le tonnerre / Qui fait trembler ton sol / Le karma suit ton odeur comme un chasseur de primes / Le karma va te traquer / Pas à pas, de ville en ville / Doux comme la justice, le karma est une reine / Le Karma emmène tous mes amis au sommet.” Je vous laisse décider qui sont tous ses amis.

(Une version un peu plus courte de ce texte fut publiée dans Le Devoir.)

3 avis sur « Mauvais Karma (intégral) »

  1. suite…

    « Il ne faut jamais dire jamais » ?
    Eh bien, la madame, aujourd’hui, a imité le chef* — (qui avait dit ses trois jamais*), comme Harold Lebel**…; en jurant à son tour que plus « jamais, jamais, jamais »*** n’r’oubliera-t-elle qu’on s’attache au Québec !…
    « Fort! », hein ? Jamais deux sans trois. Trois jamais. De trois politiques.

    Belle chanson au demeurant; très, très, très belle
    https://www.youtube.com/watch?v=PqFOOU-SHBM

    * « Jamais je ne serais capable de prendre un engagement en sachant que je ne le tiendrai pas » « Jamais, jamais, il n’a été question avant l’élection du mois d’octobre dernier d’abandonner le projet de troisième lien autoroutier »

    ** https://www.lesoleil.com/2022/11/14/harold-lebel-se-defend-davoir-agresse-sexuellement-la-plaignante-006d217047db227f307197f2925fdbab/

    *** https://www.tvanouvelles.ca/2023/09/06/katherine-levac-sera-la-voix-de-la-securite-routiere-pour-la-prochaine-annee https://www.journaldemontreal.com/2023/09/06/katherine-levac-sera-la-voix-de-la-securite-routiere-pour-la-prochaine-annee

  2. Le polygraphe, loin d’être farfelu, s’imposerait.
    Il en va de l’honorabilité et de la dignité de la fonction.
    Ah, bien sûr, possible que lui-même s’s’rait « fait avoir »; i.e. que lui-même ne savait pas…
    … ne savait pas ce que son prochenvironnement-conseil savait depuis bellurette
    que le troisième lien, tel que promis, ne se ferait résolument pas.
    Il est tellement d’exemples où appert-il que c’PM/Q n’s’y r’trouve pas mais pas du tout.
    Vous ‘souvenez de l’Affaire Michaud? Eh bien, lui n’l’a pas « ‘catchée’ » encore, celle-là, imaginez.
    Plus près, bcp bcp plus près, l’an passé, sur son FB, trois semaines après l’Envahissement, au lendemain d’l’une de ses classiques lectures-week-end; nous énonce-t-il qu’c’livre-là tombe bien avec « l’Intervention [sic] de Poutine » en Ukraine. (!)
    Arrive, donc, qu’il y ait tel manque de discernement, que le seuil de sa compréhensibilité soit si…; que qui sait si ne serait-ce qu’il s’avère incapable de distinguer la frontière entre vrai et faux, s’il se considère qqn au sein de qui ne saurait — (« jamais, jamais »*) habiter du « ‘malhonnête’ » – (incluant du mensonge ou du menteur).
    Incidemment, une nouvelle catégorie sociologique viendrait de naître à son bureau : le « menteur péquiste ».
    Ah, connaissait-on déjà les « criss de péquistes ». C’en fera une de plus, grâce au PQ.

    Et cette dame — (elle-même « première ministre » selon un lourd lapsus priministériel) —, créatrice d’l’éloquente néo-désignation, ne semble pas, elle non plus, savoir discriminer le vrai du faux, le plausible d’l’invraisemblable ou d’l’Impossible.
    En voit-on en effet une photo puis une autre où paraît-elle à son plus courant naturel habituel, d’bonne humeur comme ça s’peut pas, p’attachée en auto; or elle dit que cela ne lui serait p’arrivé plus d’une fois sur dix mille (10000); attendu que « 99,99% » du temps serait-elle rigoureusement attachée !

    Où sont le sérieux, la maturité, le sens, dites, au sommet politique Q ?

    * Il en a dit trois, même nombre qu’Harold Lebel – (en réponse devant juge à son procureur-défenseur)

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