Qui a sauvé l’Amérique ?

Mardi dernier, au bord du précipice, à un pas de l’autocratie, les États-Unis ont été retenus de la chute par une force imprévue, s’agrippant juste assez pour maintenir la démocratie en équilibre. Dans plusieurs États clés, Donald Trump avait placé des candidats qui, s’ils avaient été élus aux postes équivalents, chez nous, à celui de directeur général des élections, auraient eu le pouvoir de truquer en sa faveur l’élection présidentielle de 2024.

Or, contre toute attente, tous les candidats promus par Trump pour ourdir son complot dans les États clés ont été battus. Ils sont cependant massivement représentés à la Chambre des représentants (83 % des républicains élus à la Chambre sont des partisans du grand mensonge sur la prétendue fraude électorale de 2020, selon un décompte du New York Times), mais rendus impuissants par la défaite de leurs coconspirateurs dans les États. De même, au Sénat, on en compte 17, mais hors d’état de nuire parce que minoritaires.

Qui doit-on remercier pour ce retournement de situation ? Car ce sauvetage ne concerne pas que nos voisins. Avoir une autocratie à ses portes, ce n’est pas optimal. Parlez-en à l’Ukraine ou à Taïwan. Étaient également en jeu l’effort environnemental américain, essentiel pour limiter le réchauffement planétaire, et l’effort d’encadrement mondial des profits transnationaux et des GAFAM, que le gouvernement Biden appuie. C’était donc aussi une partie de notre avenir qui était en cause.

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Il faut remercier pour cet exploit à peine un dixième d’un pour cent des électeurs. Oui car, pour l’essentiel, l’électorat a reconduit presque tous les députés, sénateurs et gouverneurs sortants. Les républicains ont voté républicain, les démocrates ont voté démocrate. Mais, presque chirurgicalement, des électeurs ont retenu juste assez de votes pour ne pas laisser passer les fêlés de l’équipe Trump. Dans cinq États clés — Arizona, Colorado, Pennsylvanie, New Hampshire et Nevada —, il a suffi de 524 000 électeurs, sur 42 millions dans le pays, pour faire ce travail.Et un bon nombre d’entre eux ont voté simultanément à d’autres postes pour des républicains qui leur semblaient, eux, avoir été épargnés par la fièvre trumpiste.

Qui sont ces électeurs modèles ? Deux groupes de suspects sont pour l’instant identifiés, en attendant des études plus fines. D’abord : les électeurs les plus jeunes, de la génération Z. Dans les États précités, on note une augmentation de la participation électorale des 18 à 24 ans, qui votent presque aux deux tiers pour les démocrates. Parmi eux, le vote des jeunes d’origine asiatique et des jeunes latinos ressortent du lot. Ensuite, les électeurs indépendants — c’est-à-dire ni démocrates ni républicains. Et parmi eux, ceux qui sont assez peu satisfaits du président Joe Biden. En temps normal, ces électeurs auraient dû très majoritairement voter contre le parti du président. Mais une petite majorité d’entre eux ont surmonté leur déception envers le président pour repousser un danger qu’ils estimaient plus grave, le trumpisme.

Évidemment, rien de tout cela n’aurait été possible sans… Donald Trump ! Je suis sérieux. Si Trump avait été plus intelligent, meilleur tacticien, jamais il n’aurait choisi d’appuyer des candidats aussi imbuvables. Il y avait un scénario où des républicains plus présentables et moins ouvertement prêts à subvertir la démocratie auraient pu se faufiler. Autrement dit, si Trump avait sous-traité l’opération aux services secrets de son ami Poutine, l’infiltration aurait pu être couronnée de succès. Heureusement, en ce cas, la bêtise de l’autocrate a servi la démocratie.

L’homme, vous le savez, s’active fort, espérant habiter la Maison-Blanche en 2024, notamment parce que la fonction de président le mettrait à l’abri de plusieurs des accusations qui percolent en ce moment contre lui. Mais pourquoi y est-il allé en 2016 ? J’ai lu pour vous la récente brique de la journaliste Maggie HabermanConfidence Man : The Making of Donald Trump and the Breaking of America. Elle donne enfin la réponse à cette question.

Donald Trump ne fut jamais un idéologue. Ses opinions tanguaient jadis au gré de ses humeurs ou de ses associés du moment. Il fut pro-choix et un ami des Clinton, entre autres. Sa seule ambition était d’être connu, populaire, et de faire ainsi grimper la valeur de sa marque de commerce.

Il n’est pas personnellement responsable de la radicalisation des républicains. Elle a commencé sous George Bush père, a été propulsée par le mouvement anti-Obama dit du Tea Party, fut immensément alimentée par Fox News. Un autre républicain que lui, élu à sa place en 2016, aurait de même bourré la Cour suprême de juges anti-avortement et réduit l’impôt des plus riches. Mais nous auraient été épargnés les psychodrames, les tweets nocturnes, les insultes, le chantage avec l’Ukraine, la quasi-rupture avec l’OTAN, la lune de miel avec Kim Jong-un, le lâchage des Kurdes, l’interdiction de l’immigration musulmane, le mur, l’appel à l’insurrection, le mépris de la démocratie.

Reste que Trump s’est transformé en ce Trump-là parce que des radicaux plus fins que lui, au premier chef ses conseillers Roger Stone et Steve Bannon, l’ont convaincu qu’il trouverait dans certains de ces thèmes extrêmes la voie du succès électoral, et qu’ils avaient raison. « Trump est un véhicule imparfait, mais un véhicule disponible », disait de lui Bannon, toujours transparent.

Si Trump n’est pas devenu président pour ses idées, mais en empruntant pour l’essentiel celles des autres, pourquoi s’est-il lancé ? Il se révèle à Haberman : « La question qu’on me pose plus que toute autre est celle-ci : “Si vous aviez à le refaire, le referiez-vous ?” La réponse est oui. Je pense que oui. Parce que voici comment je vois les choses. J’ai beaucoup d’amis riches, mais personne ne sait qui ils sont. » Il est devenu candidat, précise-t-il, pour le « glamour », qu’on ne peut traduire qu’en mélangeant prestige, éclat et séduction.

Voilà donc pourquoi les États-Unis ont failli devenir une dictature. Parce que, pour Donald Trump, il ne suffisait pas d’être riche. Il fallait être riche ET célèbre. Et qui est plus célèbre que le résident de la Maison-Blanche ?

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

1 avis sur « Qui a sauvé l’Amérique ? »

  1. Pour moi et pour mon épouse et assurément pour beaucoup d’autres la question qui nous hante, c’est: Pourquoi voter pour un idiot?

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