Cher Jason Kenney,
Nous avons pris bonne note du message envoyé hier par vos citoyens qui, à 61,7 %, veulent mettre fin au programme de la péréquation. Vous estimez ce programme injuste envers vous et trop généreux envers nous. Vous avez raison. Nos propres calculs (de Francis Vailles, de La Presse) indiquent que, par ce programme, vos citoyens nous envoient chaque année environ deux milliards de dollars. Cela doit cesser.
(Une version plus courte de ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)
Le moment est donc venu de faire nos comptes et nous avons chargé nos économistes de mettre à jour la facture que nous vous ferons parvenir avec plaisir.
C’est pour moitié avec l’argent des Québécois que le territoire de l’Alberta a été racheté aux Britanniques par le Canada en 1870. C’est pour moitié avec notre argent que l’ensemble des investissements fédéraux ont été effectués, notamment l’arrivée du chemin de fer à Calgary en 1883, indispensable à vos exportations de grain. C’est pour moitié avec notre argent que votre territoire s’est développé jusqu’à votre première découverte importante de pétrole, en 1943. Avec les intérêts composés, cela doit faire un joyeux pactole.
Pour assurer la rentabilité de vos sables bitumineux, selon un décompte de la Bibliothèque du parlement fédéral, Ottawa a investi environ 70 milliards de dollars, seulement entre 1970 et 2015. Puisque, à cette étape, le Québec contribuait pour 20 % aux dépenses fédérales, nous avons donc déboursé 14 milliards en 45 ans dans votre industrie.
On pense cependant être en deçà de la vérité avec ces chiffres. Dans un moment de grande franchise alors qu’il n’était plus premier ministre, Jean Chrétien a déclaré à votre Edmonton Journal : « Si j’avais offert au Québec ce que j’ai donné à l’Alberta en termes d’aide gouvernementale aux sables bitumineux, j’aurais remporté tous les sièges au Québec ! »
Stephen Harper et Justin Trudeau pourraient dire de même. Chaque année depuis 2006, leurs gouvernements consacrent chaque année 10 milliards de dollars aux compagnies pétrolières, majoritairement installées chez vous. Puisque nous assumons 20% de cette facture, c’est donc dire que les Québécois contribuent pour 2 milliards de dollars par an à votre industrie favorite, soit l’équivalent de la péréquation que vous nous envoyez. Et c’est sans compter notre part de l’investissement fédéral de 4,75 milliards dans l’achat du pipeline TransMontain.
(Le texte se poursuit après la pub.)
Il faut être de bon compte, cher Jason Kenney, et admettre que vous n’êtes pas seul en cause. Les contribuables québécois ont participé aux investissements fédéraux considérables de soutien à l’industrie nucléaire de l’Ontario, aux projets off-shore de Terre-Neuve et, récemment, au sauvetage fédéral de Muskrat Falls. Mais pour en revenir à votre cas, il faut soustraire de la facture qu’on vous prépare les sommes investies par les Albertains au cours des dernières décennies dans nos gigantesques travaux de barrages et de lignes électriques longue distance. Facile : les Albertains, comme les autres Canadiens, y ont contribué zéro dollar.
Investir en Alberta, puis s’appauvrir
Notre calcul doit inclure ce que l’Alberta nous a coûté en matière de perte d’emplois. Lorsque le prix de votre pétrole est élevé, cela pousse à la hausse la valeur du dollar canadien par rapport au dollar américain. Au début des années 2000, lorsque vous étiez en plein boum pétrolier, le dollar est devenu un pétrodollar. Bravo pour vous, mais cela signifiait que notre industrie manufacturière à nous, qui exporte ses produits aux États-Unis en dollars canadiens, voyait ses prix augmenter de façon complètement artificielle et devenait, par conséquent, moins concurrentielle.
Des chercheurs de l’Université d’Ottawa, du Luxembourg et d’Amsterdam nous permettent d’estimer qu’entre 2002 et 2007, votre prospérité a détruit chez nous pas moins de 55 000 emplois manufacturiers bien rémunérés. Bref, les milliards que nous avons investis chez vous pour rentabiliser votre pétrole bitumineux ont supprimé nos propres emplois. À force d’enrichir l’Alberta, nous avons appauvri le Québec.
Mais on n’a pas encore abordé la grande question de l’heure : le coût environnemental qu’impose l’Alberta au reste du Canada, donc au Québec, en produisant ce que François Legault a très justement, mais peu diplomatiquement, appelé du « pétrole sale ». Pourquoi sale ? Parce que la quantité d’énergie nécessaire pour sortir le pétrole des sables est beaucoup plus importante que la quantité d’énergie pour un gisement traditionnel de pétrole, comme ceux au large de Terre-Neuve, en mer du Nord ou en Algérie.
Selon l’inventaire fédéral de l’émission par province des gaz à effet de serre (GES), l’Alberta émet par année 55 tonnes de GES par habitant de plus que le Québec. Je répète : de plus que le Québec.
Vous vous plaignez souvent, Monsieur le Premier Ministre, que nous préférons acheter du pétrole de pays dictatoriaux, comme l’Arabie saoudite, plutôt que de vous, nos compatriotes canadiens. Ça n’a jamais été vrai. Mais depuis quelques années, et grâce à la décision du gouvernement souverainiste de Pauline Marois et de son ministre de l’Environnement, Yves-François Blanchet, d’inverser le flot d’un pipeline existant, 53 % du pétrole consommé au Québec vient de chez vous.
Selon un calcul de la Fondation Suzuki, nous vous achetons ces années-ci pour trois milliards de dollars de pétrole par an. Soit une fois et demie ce que vous nous envoyez en péréquation. Nous attendons toujours l’érection, à Edmonton, de statues en l’honneur de Mme Marois et de M. Blanchet.
Mais en achetant le pétrole albertain, le Québec contribue au désastre écologique en cours. Des experts nous indiquent qu’il sera impossible de maîtriser le réchauffement climatique sans se résoudre à garder dans le sol 84% de vos réserves de pétrole bitumineux. Maintenant que vous nous avez signifié, par référendum, la fin de la péréquation, les écologistes que nous sommes devraient décréter la fin de notre participation à ce désastre.
Si nous taxions le pétrole que nous importons en fonction de son empreinte carbone, le pétrole albertain sera immédiatement non concurrentiel par rapport à celui, moins nocif, de Terre-Neuve ou de la mer du Nord. Cela vous fera trois milliards de ventes de moins chaque année, cher Jason Kenney, mais nous sommes certains que vous aviez mis cette perte dans la balance en lançant votre référendum.
Cordialement, les Québécois qui savent compter.
La réplique albertaine
J’aimerais pouvoir vous dire que quelqu’un, en Alberta, a répondu point par point à mon argumentaire. Ce n’est pas le cas. Un chroniqueur du Calgary Sun a pour l’essentiel traduit mon texte, entrelardant les paragraphes avec des expressions de son incrédulité. (À lire ici.) Il cite la ministre de l’énergie de l’Alberta, Sonya Savage, qui a répondu, en ces mots:
“Where I grew up, they called it heifer dust, a polite word for B.S.” She talks about him just throwing numbers around.
“They could get off the gravy train really easily. If Quebec wanted to stop being a have-not province they could easily do it by developing their own natural gas resources.
“They have an abundant supply and they’ve chosen not to develop it. Instead, they put a ban on it and take the money from Alberta instead.”
Savage says the separatist scribe should be careful what he wishes for, not having Alberta oil. If Line 5 in the east was shut down, Savage says Quebec would be very cold in the winter. Where would they get their oil and at what price?
If the natural gas to Quebec was shut down and Quebec wasn’t producing its own natural gas “where are they going to source from and at what cost?”
Malheureusement, la ministre albertaine a très peu de mémoire, car nous avons jusqu’à récemment réussi à nous approvisionner en pétrole sans avoir recours à l’Alberta. J’ai soumis la citation de la ministre au spécialiste de l’énergie des HEC Pierre-Olivier Pineault, qui me répond ceci:
« Les raffineries du Québec ont été alimentés pendant longtemps par les pétroliers et la ligne Portland (Maine) – Montréal… jusqu’à ce que le sens de circulation de la ligne 9 de Enbridge soit inversé (en 2015). La ligne 9 est elle-même alimenté par la ligne 5. Si ces pipelines étaient fermés, pour une raison ou une autre, alors les raffineries québécoises (Suncor et Valero) reprendraient leurs pratiques d’avant : pétrolier des É-U et d’outre-mer.
Le prix serait sensiblement le même pour le Québec (personne n’a vu de différence dans les prix quand la ligne 9 a transporté le pétrole vers le QC, plutôt que de réacheminer du pétrole d’outre-mer vers l’Ontario). »
Autrement dit, les arguments de la ministre albertaine sont, selon une expression que j’ai apprise récemment, équivalent à du « heifer dust ».









