Dollard des Ormeaux, guérilléro

Fut un temps, où Dollard était, sur son char allégorique, une des stars du défilé de la Saint-Jean-Baptiste. Il avait sa journée bien à lui. Des célébrations lui étaient spécifiquement dédiées, fin mai, d’Edmonton à la Nouvelle-Angleterre. Le maire, l’évêque, les députés prononçaient des discours, déposaient des gerbes de fleurs, bénissaient des drapeaux. Des soldats de l’armée canadienne y étaient au garde à vous, les chorales entonnaient des chants patriotiques, le tout arrosé, à la nuit tombée, de feux d’artifices. On était dans les années 1920. Dollard des Ormeaux, mort au combat pour défendre en mai 1660 la petite colonie montréalaise contre l’assaut de 800 Iroquois, faisait l’unanimité. (Sauf chez les Mohawks, descendants des Iroquois qui, invités à une des cérémonies, se portèrent pâles.)

Fut un temps où on se battait pour que cesse la célébration de Dollard. Pas moins de 85 manifestants du Rassemblement pour l’indépendance nationale, outrés et par la fête de la Reine et par Dollard, sont arrêtés devant un monument à sa mémoire en 1964, 213 en 1965. Même le Front de libération du Québec, l’année suivante, lui consacre une bombe ! De consensuel, Dollard devenait polarisant. Au point où en 2002, il fut expulsé du calendrier, remplacé par la Journée nationale des Patriotes.

Les montagnes russes identitaires dans lequel fut plongé le défunt sont presque aussi fascinantes que le combat auquel il participa. L’historien Patrice Groulx raconte cette histoire dans Pour en finir avec Dollard (Boréal). J’en retiens que ce pauvre Dollard ne méritait ni la vénération dont il fut l’objet, ni l’opprobre dont on l’accable. Tout bien considéré, il n’est même pas la figure centrale du combat auquel il participa.

En quoi est-il méritant ? Une affiche de recrutement de l’armée canadienne pour la première guerre résume la chose: “Canadiens, suivez l’exemple de Dollard des Ormeaux. N’attendez pas l’ennemi au coin du feu, mais allez au devant de lui”. À 25 ans, Dollard était militaire, fraîchement arrivé dans la petite colonie montréalaise de 400 habitants, désigné par Maisonneuve comme commandant d’une garnison. La rumeur voulait que les Iroquois préparent une offensive totale sur la colonie. On ne savait où, on ne savait quand. Dollard et 16 de ses soldats décident de faire “la petite guerre”, rapporte une source, donc une attaque ciblée, en embuscade, comme le leur ont appris leurs alliés Hurons et Algonquins. Ce qu’on n’appelle pas encore la guérilla. Comme tout le monde, les Iroquois reviennent de leur hiver de chasse, canots remplis de peaux, donc plus difficilement manoeuvrables, poudre de canon épuisée, donc en situation de faiblesse. Dollard souhaite ainsi affaiblir l’ennemi, pas le prendre de front. Se serait-il approprié les peaux ? C’était la pratique.

Il choisit un endroit qu’il croit propice, au Long-Sault, sur la rivière des Outaouais. Mais le sort veut qu’au lieu d’y surprendre un groupe de chasseurs isolés venus du Nord, il tombe sur 300 guerriers venus du Sud, préparant un réel assaut sur la colonie française.

Il participe aussi à une autre guerre que la sienne. Dans l’affrontement, participent 40 Hurons. Ils ont leur propre objectif: éviter l’annihilation des leurs. Dans la décennie précédente, les Iroquois les avaient presque tous exterminés ou faits prisonniers, puis intégrés de force parmi les leurs. Les survivants de ces assauts avaient été regroupés à l’Ile d’Orléans par les Jésuites. Mais craignant une nouvelle offensive, peut-être finale, leur chef Annaotaha part de Québec avec 40 guerriers pour, lui aussi, aller au devant de l’ennemi.

Les rumeurs étaient fondées. L’attaque iroquoise était planifiée. Les 300 guerriers arrivés au Long-Sault demandent renfort à 500 autres, campés dans les îles du Richelieu, prêts à passer à l’offensive. Devant ces 800 guerriers réunis, Annaotaha connaît l’issue de la bataille: ils mourront tous ou seront faits prisonniers. Il décide de négocier sa reddition avec les vainqueurs, dans l’espoir de sauver la vie de ses plus jeunes guerriers. Les captifs des Iroquois étaient parfois torturés et tués, d’autres adoptés, d’autres enfin conservés comme otages en vue d’une future négociation. (La totalité du récit provient de Hurons faits prisonniers par les Iroquois puis évadés.) Malgré la féroce rivalité, ce type de négociation était courante. Annaotaha dira même qu’il envisageait de demander, en échange de sa reddition, que les Iroquois laissent les Français repartir. Rien ne laisse penser que ce résultat eut été atteint. Les Français, non informés du projet d’Annaotaha, voient des Iroquois s’approcher de leur position et convaincre des Hurons de déserter sur-le-champ. Se sentant à bon droit trahis, ils ouvrent le feu. S’ensuit l’inévitable carnage.

Voulant leur éviter des tortures, un des français achève à la hache certains de ses compatriotes blessés. Annaotaha, mourant, demande qu’on lui brûle la chevelure, pour que les Iroquois n’en fassent pas un trophée.

Les hagiographes de Dollard font état d’une défaite glorieuse, provoquant un grand nombre de morts iroquoises. Les sources disponibles font plutôt état d’une vingtaine de pertes de vie chez l’ennemi. Sur 800, c’est peu. Cette bataille est en fait le point culminant du génocide des Hurons par les Iroquois, et c’est là qu’elle trouve sa réelle signification historique. Des quelques centaines de Hurons restants à l’Île d’Orléans, descend la vibrante communauté actuelle de Wendake.

Dollard a-t-il vraiment sauvé la colonie ? Oui, mais à la façon qu’avait l’Inspecteur Clouseau de résoudre les crimes: par hasard, sans le vouloir, grâce à des circonstances qui lui échappaient. Après la bataille, les Iroquois retournent vers leurs villages, car ils doivent y ramener leurs prisonniers et intégrer dans leurs communautés ceux à qui ils laisseront la vie sauve. Ce retrait sonne la fin de leur campagne anti française et anti huronne du printemps 1660. La colonie est sauvée. Ce n’est qu’un sursis. Les Iroquois  reviendraient dès l’automne, forts de 600 guerriers. Mais le sort sourit encore aux Français car le commandant Iroquois meurt avant même la bataille. Y voyant une mauvaise augure, les guerriers rentrent bredouille. En 1661, ils reviennent à la charge, tuant 100 français, mais sans décrocher une victoire totale. Les tentatives ne cesseront qu’en 1667, avec l’arrivée des 1 300 soldats et officiers du régiment Carignan-Salières. Le rapport de force s’inverse. Les Iroquois sont prêts à négocier. Ce sera la grande paix de 1701.

Pourquoi en a-t-on fait un héros ? Parce que c’en était un. Volontaire pour aller au devant d’un danger réel, au péril de sa vie. L’église a beaucoup aimé savoir (par les évadés Hurons) que lui et les Français étaient pieux, priant matin et soir. Les élites coloniales voyaient en lui un combattant de la civilisation européenne contre “les sauvages”, les récits, biaisés, successifs, évacuant le courage des alliés Hurons. 

Pourquoi en a-t-on fait un pestiféré ? Pour les nationaliste québécois modernes, notamment Jacques Ferron, Dollard était le symbole du statu quo, du colonialisme, de l’obscurantisme religieux, du Canada même. Il faisait écran à ceux qu’on devait vraiment célébrer: les Patriotes, modernes, démocrates, anticoloniaux, dénoncés par le haut clergé car rebelles et – sacrilège – prônant l’école laïque. Le combat pour remplacer la fête de Dollard par celle des Patriotes procède de cette logique.

Que faudrait-il en dire aujourd’hui ? Ce qui frappe est la conjonction d’intérêt et de valeur des Français et des Hurons, représentés par Dollard et Annaotaha. Ils ont chacun risqué leur vie pour protéger leurs peuples respectifs contre un ennemi qui souhaitait leur disparition. Ce couple improbable, plongé dans un destin commun, trouvant la mort à quelques mètres l’un de l’autre, ne représente-t-il pas une même volonté, autochtone et québécoise, de résister, se battre et survivre aux plus terribles intempéries de l’histoire ? Et d’y réussir ? N’y a-t-il pas là, au fond, un beau récit binational ?

(Une version légèrement plus courte a été publiée dans Le Devoir.)

2 avis sur « Dollard des Ormeaux, guérilléro »

  1. Desjardins pourrait très certainement réhabilité  »Dollard » au profit de son propre  »Dollar » avec un drapeau canadien pour célébrer la pendaison des Patriotes. Quand l’histoire dérive au profit du  »Dollar » la rectitude est permise même pour un mouvement qui se dit Québécois.

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