Les jeunes Ouïghours savaient exactement quoi faire. Sur le chemin de campagne qui mène à leur village, lorsqu’ils ont vu s’approcher un couple de jeunes citadins, de l’ethnie majoritaire Han, sac au dos, ils leur ont souri et ont lancé « J’adore la Chine » et surtout « J’adore Xi Jinping » ! C’était le bon réflexe. Ils n’avaient peut-être pas pleinement conscience du génocide culturel dont leur ethnie, musulmane, est victime depuis le début du siècle, mais ils avaient manifestement été bien renseignés sur l’obséquiosité indispensable à leur survie.
Grands frères. Pékin a envoyé par vagues depuis une décennie pas moins d’un million de jeunes Hans sillonner les campagnes ouïghoures, séjourner chez l’habitant, pour instruire l’ethnie minoritaire de la bonne façon d’être de bons sujets du Parti communiste et de son chef. L’anthropologue canadien Darren Byler a enquêté sur le phénomène des « grands frères et grandes soeurs » venus « transformer » les Ouïghours. Il décrit la journée type imposée aux villageois : « Le matin, ils chantaient ensemble lors de cérémonies quotidiennes de lever du drapeau [chinois] devant le bureau du parti du village, le soir, ils assistaient à des cours sur la vision de Xi Jinping pour une “Nouvelle Chine”. L’enseignement de la “culture” occuperait le reste du temps : conversations en mandarin, visionnement d’émissions télé autorisées, pratique de la calligraphie chinoise et chansons patriotiques. » Les visiteurs prennent des notes : Y a-t-il un coran dans la maison ? Des prières le vendredi ? Et pourquoi personne ne joue aux cartes ou n’écoute de films ? Autant de symptômes de déviance religieuse qui pourraient valoir à leur auteur le camp de rééducation.
Vlogueuses. Cela peut fonctionner au village, mais que faire en ville, pour rejoindre les ados ouïghours qui, comme tous leurs contemporains, ont le nez rivé à leur téléphone ? Leur offrir des vlogueuses ouïghoures modernes, branchées, dont les vidéos sont de qualité et les propos congruents avec les thèmes de la rééducation chinoise. L’anthropologue Rune Steenberg a répertorié des douzaines de ces vlogueuses actives depuis 2018 et dont la production est relayée par les réseaux d’État. Parmi les thèmes abordés : comment draguer un garçon han ? Les Ouïghours sont-ils de bons buveurs (l’islam interdit l’alcool) ? Dans les milliers de vidéos produites, elles représentent, écrit Steenberg, « la femme ouïghoure moderne comme le Parti la veut : belle, souriante, accommodante, parlant le mandarin couramment, portant vêtements et maquillage à la mode, aimant la musique, la danse et les bons restos et déterminée à faire progresser la société chinoise ».
Super-espions. On savait que la législation chinoise forçait toute entreprise chinoise établie à l’étranger à partager ses données avec les services secrets. On savait que le chantage était utilisé auprès de résidents chinois à l’étranger pour les forcer à espionner pour la Chine. Selon le chef des espions canadiens, David Vigneault, la loi chinoise vient d’évoluer pour obliger tout Chinois à l’étranger à participer à la collecte d’informations. La pression est particulièrement forte sur la recherche de haute technologie. « Si vous êtes le moindrement à la fine pointe de la technologie, vous n’êtes peut-être pas intéressé par la géopolitique, mais la géopolitique s’intéresse à vous », a averti le chef du renseignement intérieur britannique, Ken McCallum. Les chefs des services d’espionnage des Five-Eyes étaient réunis cette semaine à Stanford, en Californie, pour faire le point sur l’effort chinois de vol de données qu’ils estiment être le plus ambitieux de l’histoire.
L’empire des gènes. La prochaine grande découverte médicale pourrait venir de Chine. Le prochain médicament miracle aussi. Ou le premier missile génétique. Pékin s’est engagé dans la plus grande entreprise de récolte de renseignements génétiques au monde. Ces données permettent de tester, sur ordinateur, sur quels profils, âges, prédispositions médicales, une nouvelle molécule peut agir positivement, ou négativement. Son achat de la compagnie américaine Complete Genomics, en 2013, fut un premier pas dans cette accumulation, suivie de prises de participations dans une douzaine d’entreprises occidentales spécialisées dans le domaine. La COVID lui a ensuite offert une occasion en or. La Chine a déployé dans 20 pays, dont le Canada, l’Australie et l’Afrique du Sud, des laboratoires de tests de COVID préfabriqués qui ont servi à accumuler des échantillons d’ADN. Combien ? Impossible de le savoir. Un autre produit chinois, Nifty, se vante cependant d’avoir déjà touché onze millions de femmes dans 100 pays. Il s’agit d’un test prénatal qui détermine si l’enfant à venir souffrira de trisomie ou de problèmes génétiques. Les échantillons d’ADN doivent transiter par les laboratoires du Beijing Genomics Institute (BGI). La Norvège, l’Allemagne et la Slovénie s’inquiètent de ces exportations non autorisées d’ADN. BGI nie, bien sûr, même s’il est identifié par le Pentagone comme une compagnie militaire.
Le Washington Post, dont je tire cette science, cite un document de l’Université chinoise de la défense évoquant l’importance future des « attaques génétiques ethniques spécifiques ». Une offensive, écrit un professeur, « qui détruit une race, ou un groupe spécifique de personnes, ou une personne spécifique ; son efficacité de guerre potentiellement énorme peut apporter une panique extrême aux êtres humains ». Il ajoute : « Il a un contenu technologique élevé, un faible coût et une grande menace. » Seule consolation : les habitants de Taïwan seraient épargnés, étant eux-mêmes hans. Pas nous.
(Ce texte, légèrement modifié, a d’abord été publié dans Le Devoir.)