Et j’ai crié, crié-é, Jean, pour qu’il revienne…

On pouvait couper la nostalgie au couteau, samedi, lors du conventum des anciens des belles années libérales. Ils et elles étaient presque tous là, anciens ministres et conseillers politiques, compagnons de trois belles victoires électorales sous la direction de l’homme dont ils s’ennuient depuis le jour de son départ : Jean Charest.

Son départ, c’est une façon de parler. Car il a tout fait pour rester, en 2012, et a bien failli réussir. Certes, une majorité de Québécois voulaient tourner la page — son taux d’insatisfaction était de 70 % —, une page bien barbouillée par des allégations que la commission Charbonneau s’apprêtait, à l’automne qui suivait, à mettre en ordre et en lumière.

Mais Charest avait trouvé une méthode pour surmonter le désamour électoral ambiant. Sa chouette idée de hausser de 82 % les droits de scolarité avait provoqué la plus grande période de manifestations étudiantes de notre histoire, émaillée de violences étudiantes et policières. Le premier ministre et son gouvernement avaient beaucoup fait pour associer la totalité du mouvement étudiant à la violence. Et, bien qu’il eût d’abord affirmé qu’il serait « grotesque et ignoble » de choisir la période de rentrée forcée des classes pour appeler les Québécois aux urnes, c’est précisément ce qu’il a fait.

Pourquoi ? Parce que suffisamment de Québécois tenaient les étudiants pour responsables de la violence, plutôt que l’État, pour offrir à Charest une chance de salut. Il représentait la loi et l’ordre. Les étudiants : l’illégalité et le désordre. S’il pouvait canaliser l’élection sur ce seul sujet, il avait une chance réelle de survivre.

Encore fallait-il que la violence soit au rendez-vous, encore fraîche à la mémoire des électeurs. D’où son calendrier électoral : mi-août, rentrée des classes, refus présumé des associations étudiantes de laisser les étudiants non grévistes franchir les lignes de piquetage, nouveaux affrontements violents entre étudiants et policiers.

Charest avait soigneusement choisi la date de l’élection pour que ces scènes de violence se déroulent à partir du début de la campagne. Juste avant les débats où, telle une réincarnation de Richard Nixon face aux nouveaux hippies, le chef libéral se poserait comme le vengeur de la majorité silencieuse, de la loi, de l’ordre et des visages bien rasés, contre ces anarchistes violents arborant carrés rouges et barbes de trois jours. Sa victoire, dans ces conditions, serait le plus grand exploit de sa carrière.

Restait un détail : que les étudiants jouent la partition prévue pour eux dans ce drame planifié. Or ils ont fait preuve d’une maturité que Charest et ses stratèges n’avaient pas prévue : ils ont voté une trêve électorale et sont rentrés en classe. L’un d’entre eux — le plus populaire —, Léo Bureau-Blouin, qui se présentait sous les couleurs péquistes, a poussé au vote, plutôt qu’au crime. Surtout, l’épouvantail favori des libéraux, celui qu’ils adoraient détester, Gabriel Nadeau-Dubois, porte-parole de l’association radicale CLASSE, a candidement annoncé qu’il se retirait de ses fonctions et de la scène pour, a-t-il expliqué avec sagesse, « enlever une cible à Jean Charest ».

Privé de son scénario de rêve, Jean Charest a mordu la poussière. Mais sa marge de défaite fut extrêmement mince, moins de 1 % d’écart avec le Parti québécois vainqueur. Il est donc certain que, si, comme il l’avait espéré, la violence avait essaimé sur les campus en août 2012, il aurait arraché sa réélection sur le dos du poivre de Cayenne, du sang et des fractures de tibias.

Plus que les allégations entourant le financement de son parti, cet épisode a terni à jamais dans mon esprit la mémoire et le bilan de l’ex-premier ministre, car il illustre une dangereuse absence de scrupule politique lorsqu’il est poussé dans ses derniers retranchements.

C’est dommage, car on ne peut nier sa grande habileté politique, ses talents de communicateur, sa capacité à former une équipe et à la tenir pour l’essentiel soudée, malgré les avanies. Parmi les candidats à la direction du Parti conservateur du Canada l’an dernier, il était à mon avis le mieux préparé intellectuellement pour diriger un jour le pays, le rêve de toute sa vie.

Samedi soir dernier, il a offert aux 500 anciens de l’ère Charest réunis devant lui une performance épatante, rapporte-t-on. S’il décidait de briguer son ancien poste, chef du Parti libéral du Québec, personne ne doute qu’on lui organiserait un couronnement. (Ce qui ne fut pas le cas pour un autre revenant des limbes libéraux, Robert Bourassa, qui dut se battre pour reprendre le sceptre en 1983.)

Charest plongera-t-il ? Il affirme que non, c’est normal. Mais sa campagne conservatrice a donné la température de l’eau l’an dernier. L’équipe Charest fut incapable de convaincre suffisamment de libéraux québécois de prendre une carte de membre du PCC, et Pierre Poilievre lui a fait subir une défaite humiliante parmi les délégués au Québec jusque dans son propre patelin de Sherbrooke.

« La nostalgie n’est plus ce qu’elle était », affirmait dans son savoureux titre l’autobiographie de Simone Signoret. Chez les libéraux québécois, la nostalgie de l’ère Charest ne pourrait être davantage en porte-à-faux avec la mémoire que garde l’opinion de leur ancien chef. L’an dernier, donc 10 ans après son départ, 72 % des Québécois avouaient à Léger avoir une mauvaise opinion de Jean Charest, 24 % étant d’avis contraire. 

Tous les autres anciens premiers ministres font mieux, sauf un : Philippe Couillard.

Mais ce point de départ catastrophique ne rendrait-il pas la résurrection politique de Jean Charest encore plus remarquable ?

Comme le serait un futur débat avec Gabriel Nadeau-Dubois ?

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

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