Laicïté, deuxième tour

Il est formidable, ce délai de cinq ans. Il y a des contraintes comme ça, qui nous semblent excessives au premier abord, mais qui nous rendent service à l’usage. Cinq ans, c’est le délai après lequel les législateurs, comme les nôtres à l’Assemblée nationale, doivent décider s’ils renouvellent ou non la disposition de dérogation. Celle qu’ils ont attachée à une loi pour dire aux juges : « Pas touche. Nous avons décidé qu’en ce cas précis, les élus, plutôt que les juges, vont rendre un arbitrage entre les droits individuels et les droits collectifs. »

Le sens des mots est important, et le fait que l’on « déroge » à une charte des droits est très négativement connoté. C’est pourquoi le gouvernement de la Coalition avenir Québec tente d’y substituer l’expression « clause de souveraineté parlementaire ». Une autre vraie façon de voir la chose. Un peu comme la séparation et l’indépendance.

Il y a cinq ans déjà que la Loi sur la laïcité de l’État québécois a été adoptée. Notez que le système juridique canadien n’a même pas été capable, pendant cet assez long délai, de donner son dernier mot sur la constitutionnalité de ce texte législatif. On a eu un jugement de la Cour supérieure en avril 2021. Prenant son temps, la Cour d’appel a entendu les parties en novembre 2022. Prenant encore plus son temps, elle n’a pas donné signe de vie depuis. Et quoi que disent ces augustes juges, on ira ensuite en Cour suprême, chez des gens qui ne sont pas non plus connus pour leur célérité.

Cette révision à pas de tortue donne raison aux parlementaires qui ont voté pour la loi et pour sa clause de souveraineté parlementaire, et donc son application immédiate dans le réel, soit ceux de la Coalition avenir Québec et du Parti québécois (PQ). Sinon, on n’aurait vraisemblablement jamais pu appliquer les aspects de la loi qui interdisent le port de signes religieux chez les policiers, les gardiens des prisons provinciales et les enseignants du primaire et du secondaire. (La loi prévoyait de l’interdire aux juges québécois, mais ces derniers ont usé d’entourloupes pour s’en exempter.)

Le ministre de la Langue française, Jean-François Roberge, a déposé un projet de loi qui ne contient qu’une clause : celle qui renouvelle la disposition de dérogation/souveraineté parlementaire pour cinq ans. Ne faudrait-il pas, au contraire, refaire le point et franchir des pas de plus  ? C’est en effet graduellement, une ou deux fois par décennie, qu’on a fait avancer ce principe clé depuis 1960. 

D’abord, on a constaté l’an dernier qu’il manquait une disposition à la loi lorsqu’un mouvement pas tout à fait spontané de prières à l’école a poussé le gouvernement à décréter qu’il y avait des temples pour cette activité et que les écoles n’en étaient pas. Même la députée Marwah Rizqy et tout le Parti libéral du Québec ont exprimé leur accord avec cette interdiction. Le Conseil national des musulmans canadiens poursuit l’État québécois à ce sujet et pourrait convaincre le premier juge trudeauiste venu de la qualité de ses arguments. D’où l’intérêt de colmater la brèche, sous le parapluie de disposition de dérogation/souveraineté parlementaire, dans une modification à la loi qu’on pourrait baptiser du nom de Rizqy.

On entend aussi le péquiste Pascal Bérubé et la solidaire Ruba Ghazal pester contre les subventions accordées à des écoles qui imposent à leurs élèves un enseignement religieux. La journaliste radio-canadienne Laurence Niosi a fait le compte l’an dernier : c’est à hauteur de 60 % que sont financées 27 écoles catholiques, 14 juives, 4 musulmanes, 2 protestantes évangéliques, 2 arméniennes et 1 grecque orthodoxe, au coût de 161 millions de dollars. Je verrais d’un bon oeil une modification Bérubé-Ghazal ordonnant une élimination graduelle de ces subventions.

Puis il y a la question des exemptions fiscales accordées aux immeubles religieux. Les fouineuses Sylvie Fournier et Jo-Ann Demers, de l’émission Enquête, ont révélé que l’Église catholique, qui plaide l’indigence en cour pour éviter de dédommager ses nombreuses victimes d’agressions sexuelles, a au moins 1,8 milliard de dollars dans ses coffres. Ces bidous ne sont pas apparus par l’effet de la bonté divine. Pendant des générations, nos aînés versaient régulièrement à l’Église catholique la dîme, une fraction de leurs revenus, en plus de la quête remise chaque dimanche. Ce n’était pas obligatoire, mais Dieu avait bien prévenu que, pour un chrétien, ne pas la payer équivalait à le voler personnellement. 

L’existence de ce pactole rend parfaitement faisable l’abolition des exemptions fiscales pour les biens religieux, qui privaient en 2019  les villes et le Trésor québécois de 180 millions de dollars par an, selon le calcul des collègues Stéphane Baillargeon et Magdaline Boutros. Les fruits de cette fiscalisation devraient être d’abord consacrés à la sauvegarde du patrimoine religieux et à la reconversion des églises, comme l’a récemment suggéré mon estimé collègue chroniqueur de La Presse Maxime Pedneaud-Jobin.

L’étape quinquennale de la Loi sur la laïcité de l’État devrait aussi être le moment d’adopter la proposition, faite il y a cinq ans par le PQ, d’étendre l’interdiction des signes religieux à tout le personnel des écoles, y compris celui du service de garde scolaire et de la direction. Puisque le droit acquis s’applique, cet élargissement tombe sous le sens, et il n’aurait pas d’effet notable sur la pénurie de main-d’oeuvre. La vraie étape à franchir à ce chapitre devrait être l’interdiction du port de signes religieux par les fonctionnaires en contact avec la clientèle, avec respect des droits acquis, bien sûr. Pour le reste, on verrait dans cinq ans.

La combinaison de ces avancées aurait un avantage majeur. Par la force des choses, l’ensemble des mesures toucherait bien davantage le catholicisme que les autres confessions. Cela ficherait un pieu dans l’objection centrale des critiques de la loi, qui évoquent avec effroi le spectre de la catho-laïcité. On en aurait fini avec cette calomnie, Dieu merci.

2 avis sur « Laicïté, deuxième tour »

  1. Le principe de délai raisonnable pour un jugement pourrait-il être appliqué à la loi sur la laïcité. Vous dites avec raison que les différentes cours (supérieure, appel et suprême) sont lentes et probablement intentionnellement dans ce cas-ci. Pourrait-on appliquer une sorte d’arrêt Jordan à la loi sur la laïcité? Dans le cas présent, si les cours sont lentes et que la loi s’applique pendant ce temps, cela ne donne-t-il pas toute sa validitié à la loi?

  2. Mr. Lisée la plupart du temps vous avez mon estime pour vos réflections profondes basées sur vos vastes connaissances , vous figurez certainement parmi les grands érudits du Québec .
    Pour ce qui est de l’interdiction des signes religieux à tout le personnel d’ètat , je peux comprendre que si la majorité des contribuables sont des athées , ils ne tiennent pas à financer des représentants/représententes d’institutions religieuses . (Peut-être plus particulièrement l’islam , car cette croyance s’adapte mal avec la démocratie et les droits des minorités , comme on peut le constater avec ce qui se passe dans ces pays , et aussi présentement en Europe) .

    Mais lorsque vous appelez au définancement des écoles religieuses et à la fiscalisation des immeubles religieux , et comme quoi celà va impacter le Christianisme plus que les autres religions , c’est renier toujours plus nos racines et l’âme de l’Occident .
    Ceci se fait au nom de la laicité et de la neutralité de l’état . Sauf que la neutralité est un mythe . On enseigne dans tous les manuels scolaires que la vie est apparue d’elle même , et que nous sommes le fruit de l’évolution Darwinienne , avec comme résultat que la majorité des citoyens sont maintenant des athées . L’Abiogenèse est impossible , et la descente commune aussi , les évidences scientifiques n’appuient plus le matérialisme , et ce n’est qu’une question de temps avant que ce paradigme matérialiste ne s’écroule . Que vous le vouliez ou non , le Christianisme va regagner ses lettres de noblesse . Je ne vois pas l’église catholique redevenir impérialiste car la réforme a défragmenté ce pouvoir , mais l’église au sens plus large n’a pas dit son dernier mot .

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