Le mot en W

Pub conservatrice.

La chose est désormais actée. En politique canadienne, tout — je veux dire absolument tout — est « woke ». Nous devons cette extension infinie d’un terme naguère inconnu au travail combiné de Pierre Poilievre et de Justin Trudeau. Le chef conservateur a, le premier, étiré l’élastique sémantique en attribuant il y a deux semaines l’abandon du troisième lien autoroutier à cette engeance : « Trudeau et ses libéraux ont choisi la voie des wokes et de la guerre à la voiture. »

L’épithète, utilisée jusque-là pour critiquer des dérives idéologiques poussant à la censure et à l’intransigeance, se voyait brusquement étendue aux considérations environnementales, voire à l’absence de données scientifiques à l’appui du super-projet de tunnel. Pour faire court, il était désormais possible de conclure que, pour les conservateurs, pouvait être désigné woke tout ce avec quoi ils étaient en désaccord. Les conservateurs font d’ailleurs circuler sur les réseaux sociaux une image par laquelle « le programme woke de Trudeau » est tenu pour responsable de « davantage de crimes, davantage de surdoses, davantage de misère ».

Lors de son discours de jeudi dernier à la convention libérale, Justin Trudeau a haussé la mise. « Les politiciens conservateurs, a-t-il dit, estiment que nos politiques sont trop wokes ! » Après avoir laissé s’estomper les rires dans l’assistance, dans une belle envolée il a répété, comme incrédule, « trop woke ? », puis a sommé Poilievre de le rejoindre parmi les éveillés : « Wake up ! » (Réveille-toi !). À quoi ? À ses politiques en faveur d’un Conseil des ministres paritaire, à la réduction de la pauvreté et au financement de garderies à faible coût. D’un tour de main, le chef libéral a inclus dans le giron woke des politiques féministes et sociales-démocrates ancrées dans une époque où le mot même n’existait pas. Bref, est désormais woke la totalité du programme libéral.

Amant des mots et de leur sens, je déplore évidemment cette extension incommensurable d’un concept déjà un peu flou. Mais puisqu’il est devenu le mot pivot de la politique canadienne, donc de la prochaine élection, on peut se demander qui profite politiquement davantage de sa mise en vitrine ?

L’exemple américain

Aux États-Unis, les républicains utilisent le mot à satiété. Ils ont raison de penser que les électeurs centristes, essentiels dans les courses serrées, sont à la fois favorables aux politiques publiques avancées par les démocrates, mais rebutés par les théories nouvelles sur la race et le genre, issues du wokisme. Ils insistent pour associer constamment dans l’esprit des électeurs les démocrates avec ces dérives. Dans la réplique républicaine au dernier discours sur l’état de l’Union, la gouverneure de l’Arkansas — et ex-attachée de presse de Donald Trump —, Sarah Huckabee Sanders, a accusé Joe Biden d’avoir « livré sa présidence à une foule woke qui ne peut même pas vous donner la définition de ce qu’est une femme ».

Contrairement à Justin Trudeau, Joe Biden n’a jamais revendiqué le terme « woke ». Au contraire, il le fuit comme la peste. Il sait que plusieurs de ses militants s’en réclament, mais s’est battu corps et âme, lors de la présidentielle de 2020, contre une revendication qui leur est chère : définancer la police. Il promettait au contraire d’en augmenter le financement, tout en appuyant des réformes antiracistes en son sein. À la question « Le président est-il woke ? », son attachée de presse a récemment habilement patiné, refusant de céder ce trophée aux républicains tout en évitant de froisser les militants démocrates fiers de se déclarer tels.

Bref, puisque le terme est considéré comme un poison politique par la Maison-Blanche, pourquoi Justin Trudeau pense-t-il qu’en revêtant la cape wokiste, il peut en sortir gagnant ? En supposant qu’il ne s’agit pas d’une bourde, ou d’une coquetterie de rédacteur de discours, mais d’intelligence politique (Justin a quand même gagné la totalité de ses élections), j’avance deux hypothèses. D’abord, que son objectif premier est de vampiriser le vote néodémocrate pour augmenter le nombre de ses sièges en Ontario et en Colombie-Britannique. Moins l’électeur verra de différences entre le PLC et le NPD, et plus il sera apeuré par la perspective d’un gouvernement Poilievre, plus Justin sera une valeur refuge. Ensuite, il peut avoir décidé de redéfinir, dans l’esprit du public, ce que woke signifie. Si, plutôt qu’obsession racialiste et disparition des sexes, cela renvoie principalement au féminisme, à la baisse de la pauvreté et aux garderies à 10 $, cette redéfinition peut devenir rentable. L’opération me semble risquée. La posture de Joe Biden m’apparaît plus prudente.

Hillary et Pauline

Un des clous du spectacle du congrès libéral fut le dialogue entre la vice-première ministre Chrystia Freeland et Hillary Clinton. Cette dernière était intarissable sur le programme canadien des garderies à 10 $ par jour. Personne n’a gâché la sauce en relevant que ce ne serait vrai, pour le tarif, qu’en 2026 et que personne ne pouvait prédire quand il y aurait assez de places pour répondre à la gigantesque demande. « Il est important que vous fassiez savoir au monde ce que vous avez fait, a dit Clinton. 10 $ par jour pour la garde d’enfants, c’est extraordinaire ! »

Si seulement l’ancienne candidate à la présidence avait pu féliciter pour cet exploit une de ses architectes : Pauline Marois. Un des moments les plus tristes de ma vie politique fut de faire antichambre, avec Pauline, au Palais des congrès en septembre 2014, parce qu’on nous avait dit qu’il n’était pas impossible que Mme Clinton, invitée par la Chambre de commerce, lui accorde une ou deux minutes de son précieux temps. Certes, nous étions en campagne électorale, mais Hillary n’était plus membre du gouvernement américain et pas encore candidate présidentielle. Nous allions attendre en vain. Lorsque Clinton a pris la parole, à quelques mètres de la table d’honneur où était Pauline, il y eut un moment où elle s’est réjouie de ce que le Canada compte alors dans quatre provinces des femmes premières ministres. Je me suis dit que c’était le moment, qu’elle allait saluer l’une d’entre elles, présente dans la salle. Mais elle a fait comme si la première première ministre du Québec, une pionnière des politiques publiques féministes sur le continent, n’existait pas.

Pauline n’a pas dit un mot. Elle a encaissé. En mêlée de presse, ensuite, elle a dit tout le bien qu’elle pensait d’Hillary, de l’exemple qu’elle donnait à toutes les femmes d’Amérique. Bref, Pauline, elle, avait de la classe.

(Ce texte est une version légèrement plus longue que celle publiée dans Le Devoir.)

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