Territoires non cédés, faut-il céder ? (Texte intégral)

Mes remerciements, d’abord, aux frères Molson, propriétaires du Canadien, pour avoir crevé l’abcès. En proposant gauchement d’accuser avant chaque match leurs centaines de milliers de partisans montréalais d’avoir injustement planté leurs pénates sur un territoire Mohawk non cédé, ils ont propulsé à l’avant-scène un débat qui mijotait à feu doux depuis quelques années. Faut-il vraiment, dans un geste certes ancré dans la bonne volonté, affirmer que nous sommes tous, au fond, des voleurs ?

(Une version plus courte de ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)

Car ce qui nous est dit, par des politiciens avant d’aborder la question du jour ou ce soir par le CH avant de lancer sur l’arène nos gladiateurs en patins, c’est que nous, l’auditoire, sommes chez quelqu’un d’autre. Que notre présence, nos logements, nos maisons, nos écoles sont situés sur un territoire que nous occupons illégalement. S’il est « non cédé », c’est qu’il appartient à quelqu’un d’autre, à une autre nation, dont le titre de propriété est tellement certain et inattaquable qu’il faut le réaffirmer à chaque occasion.

Ce n’est pas rien. La charge symbolique est lourde. Lourde pour ces nations dont les revendications les plus maximalistes sont ainsi légitimées à chaque occasion. Mais puisqu’il n’est nulle part question qu’on leur rende le territoire en question — l’île de Montréal, par exemple —, c’est comme si on avait décidé de leur rappeler de manière incessante qu’ils sont les perdants de l’histoire : « Vous ne l’avez pas cédé, mais on l’a pris et on l’occupe, pour toujours. Votre seul prix de consolation, c’est qu’on vous le remette au visage chaque semaine. »

De la frustration pour tous

N’ayant, comme la majorité des Québécois, que quelques gouttes de sang autochtone dans les veines, je ne peux substituer mon jugement à celui des membres de ces nations. Mais je suppute qu’au-delà du plaisir obtenu lorsqu’est d’abord énoncée cette reconnaissance, la répétition doit finir par paraître vide de sens, puisque rien ne vient réparer ce tort. Il me semble que, pour nos frères et sœurs autochtones, à la longue, ce rite s’apparente à une torture chinoise : on ne va jamais cesser de vous dire qu’on marche sur votre héritage.

Pour les non-Autochtones, le mantra n’est pas moins frustrant. Je n’ai pas l’impression qu’il y a une date de péremption à cette pratique fédérale, municipale et bientôt sportive. Cela signifie qu’on est partis pour une éternité à se faire dire qu’on est coupables d’usurpation, d’occupation illégale de son chez-soi. Je ne vois pas très bien en quoi cette pratique est réparatrice. Elle me semble plutôt génératrice de frustration pour tous.

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Je lis avec intérêt les débats d’experts sur la réelle ou fictive occupation autochtone de l’île de Montréal par les Iroquoiens. La notion même de « cession » de territoire n’a pas fait partie de notre histoire. Nous avons signé des traités qu’il faut respecter et actualiser. Mais je note que, par mimétisme, certains tentent de gommer la différence historique considérable entre l’attitude abjecte des conquérants anglais et espagnols envers les Premières Nations et celle, imparfaite mais exceptionnelle d’ouverture pour l’époque, de Champlain et de ses successeurs.

Le traité de la Grande Paix de Montréal, signé en 1701, n’était certes pas un traité territorial, mais il reconnaît implicitement, non seulement la légitimité de la présence des colons français sur le territoire, mais l’indispensable rôle de médiation que la Nouvelle-France a su jouer entre les nations autochtones en guerre entre elles depuis des siècles. Il s’agit d’un événement unique dans toute l’histoire américaine, dans les relations entre Européens et Autochtones. Si le prix Nobel de la paix avait existé à l’époque, les signataires du traité l’auraient obtenu. Alors pourquoi, aujourd’hui, les signatures librement consenties de 1300 délégués et de leurs chefs représentant 39 nations de l’époque ne méritent-elles pas le respect ?

Si le Canadien voulait, en début de match, donner une description factuelle de l’occupation du territoire de l’île de Montréal, voici l’inscription qu’il devrait montrer et lire, selon Guy Laflèche, professeur retraité de l’Université de Montréal et spécialiste des guerre iroquoises:

Reconnaissance territoriale de Montréal 

     Les Canadiens de Montréal souhaitent rappeler la mémoire des habitants d’Hochelaga, le premier peuple de l’île de Montréal, qui avait fait alliance avec Jacques Cartier en 1535.  Malheureusement, ils ont été détruits par la guérilla des Cinq-Nations (les Haudenosaunee, la Confédération des peuples aux maisons longues), de sorte que personne n’a pu se trouver, se rencontrer et encore moins séjourner sur l’île durant un siècle.  Rappelons à notre mémoire Paul de Maisonneuve et Jeanne Mance qui ont fondé Ville-Marie en 1642 à la demande des Algonquins, des Outaouais, des Népissings et des Hurons, pour sécuriser la longue et dangereuse route de traite commerciale qui allait du Midland à Trois-Rivières.  Il faut en profiter pour saluer les Iroquois qui ont bien voulu accepter notre hospitalité dans leurs deux villages établis sur notre territoire, Kahnawake à Montréal, en 1667, puis Kanasetake, sur l’Outaouais, en 1717. 

Laflèche m’écrit ce qui suit: « Je connais les guerres et la guérilla des Iroquois du XVIe au XVIIIe siècle.  Je dois dire que je trouve leurs actions guerrières et l’assimilation de nombreuses populations iroquoiennes (du Saint-Laurent aux Grands Lacs, du XVIe au XVIIIe siècle) admirables. » Ils ont aussi conquis et assimilé, rappelle-t-il. « L’envers, ou plutôt l’endroit, de l’épisode, c’est la destruction des villages des Hurons et de tous les sédentaires des Grands Lacs par les Iroquois ».  Il ajoute: « Ils n’ont pas été par hasard les maîtres du nord-est de l’Amérique.  En revanche, la Nouvelle-France a su leur faire face victorieusement. »

Pour lui, les « légendes urbaines de Kahnawake et de Kanesetake, aussi touchantes qu’amusantes » ne sont qu’un copier-coller local et inapproprié des « situations ségrégationnistes anglo-saxonnes, sans rapport avec la Nouvelle-France ».

À l’heure où on trouve encore des leaders politiques, dont Denis Coderre, Valérie Plante, Gabriel Nadeau-Dubois et Dominique Anglade, qui estiment que la vérité historique ne devrait pas être un obstacle au rite des territoires non-cédés, la bataille pour le respect des faits et la rigueur — menée entre autres par Paul Saint-Pierre Plamondon et le ministre responsable des autochtones Ian Lafrenière, mérite d’être souligné. Non, applaudi !

Transhumance : une exception ?

Au-delà de ces passionnants débats d’historiens, a-t-on le droit de poser une question plus fondamentale encore ? Pourquoi les quelques dizaines de milliers d’Autochtones présents sur le territoire du Québec à l’arrivée de Champlain, eux-mêmes descendants de populations asiatiques, détiendraient-ils, pour l’éternité et bien au-delà des traités signés, des droits territoriaux sur un espace quatre fois grand comme la France ? L’histoire du monde entier n’est que transhumance et brassage de populations. Tenter de redonner des droits territoriaux aux tout premiers occupants de Londres, de Rome ou de Katmandou dépasse l’entendement.

Pourquoi l’Amérique devrait être, sur la planète, l’exception ? Sur le chemin de ce qui a été non cédé, on trouve l’essentiel des peuples du monde. On trouve aussi 60 000 colons français sur les bords du Saint-Laurent qui, en 1759, lors de la Conquête, n’ont jamais accepté de céder aux Britanniques leurs champs, leurs villages, leurs villes. Ils n’ont d’ailleurs nullement été consultés quand la France a aliéné à l’Angleterre ses quelques arpents de neige. Le gouvernement canadien devrait-il donc ouvrir chaque discours prononcé au Québec en reconnaissant être sur un territoire non cédé par les habitants de la Nouvelle-France ? Je n’en fais pas une proposition.

Mais si cette nouvelle tradition, ce nouveau mantra du territoire non cédé me semble, vous l’aurez compris, contre-productif et générateur de frustrations malsaines à la fois chez les Autochtones et dans la population majoritaire, cela signifie simplement qu’il faut trouver des moyens autres, constructifs, positifs, de réparer les erreurs du passé et de bâtir notre avenir commun. Car le vivre-ensemble ne peut être fondé sur des faussetés et des ressentiments.


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12 avis sur « Territoires non cédés, faut-il céder ? (Texte intégral) »

  1. Apparemment, il faudrait reconnaître le territoire non cédé parce que cela serait un engagement à la réconciliation.

    Alors, il faudrait peut-être préciser ce que l’on entend par « réconciliation ».

    Est-ce un état permanent de repentance, ou est-ce un processus au terme duquel tous les citoyens, quels que soient leurs origines, seraient égaux en droits et devoirs?

    Si c’est un processus, alors qu’en serait les grandes étapes, et comment saurons-nous quand ce processus sera complété?

  2. J’ai une position d’appuis envers la cause des amérindiens (Je n’aime pas utiliser le terme autochtone. Ma famille est ici depuis douze générations).

    C’est une cause qui as mon entier appui. Mais tout comme la cause féministe. Je ne m’y impliquerais pas activement.

    Si on m’invite à participer à une activité. J’irais avec grand plaisir. Mais je ne participerais pas à l’organisation ni occuperais un poste de responsabilité.

    Faire cela reviendrait à pratiquer un paternalisme inacceptable pour moi. Ça reviendrait à dire aux femmes qu’elles ne peuvent avancer sans la participation des hommes et les amérindiens s’organiser sans les blancs.

    Par conter je ne refuserais jamais un coup de pouce, si on me le demande.

    Mais pourquoi cette sympathie pour les peuples des premières nations?

    Contrairement à certains. Je ne ressens aucune culpabilité face au passé. Je n’y étais pas.

    C’est la reconnaissance qui me motive.

    Le peuple Viking a tenté de s’établir à Terre-Neuve sans succès. Probablement par manque de ce que mes ancêtres ont eu.

    Le support technique des Premières Nations qui leur ont donné les clés de la survie dans ce grand territoire à l’hiver agressif.

    La trappe et le sirop d’érable ne sont que deux exemples des savoirs qu’ils nous ont donné plus que très généreusement.

    Oui je soutiens sans réserve la cause des Premières Nations. Par reconnaissance et surtout pas par culpabilité.

    En concluant, tout comme monsieur Lisée, Je n’appuierais jamais n’importe quelle revendication aveuglément. Notre histoire étant quelque peu différente du reste de l’Amérique du Nord. Il faut mettre les choses dans leurs contextes. Ce qui est vrai au Canada anglais et aux États-Unis ne l’est pas nécessairement ici.

    Un appui inconditionnel ne signifie pas nécessairement un appui aveugle.

  3. N’est ce pas l’historien reconnu Marcel Trudel qui écrivait que les Mohawks christianisés de la rivière Mohawk (état de New-York aujourd’hui) sont venus se réfugier dans des missions françaises (Jésuites et Récollets) autour de Montréal, pour fuir leurs frères non convertis qui les persécutaient?

    • Il y a aussi que durant la guerre de l’indépendance américaine, le Mohawks combattaient au côté des Britanniques. Après leur défaite en 1776, les Britanniques, se sont retirés, et les Mohawks se sont retrouvés tout fin seuls devant la vindicte des vainqueurs.

      Ils risquaient l’extermination, et leur seul refuge possible fut le Canada.

  4. Quel texte éclairant ! Il est grand temps, en effet, que les faits prennent le dessus sur les mythes et l’exploitation politicienne.

  5. Les territoires non cédés : une dérive de rectitude politique
    Comme vous dites bien ce dont je suis profondément convaincu. La lubie des « territoires non cédés » est une dérive culpabilisante de rectitude politique que je refuse de partager. Si les Premières nations ont occupé le territoire, cela n’en a pas fait des propriétaires. Comme le dit un philosophe ivoirien, la Terre appartient à ceux qui l’occupent et la répartition de ses ressources doit permettre à chacun de vivre décemment. Concéder des territoires aux Premières nations à perpétuité est nier le droit de ceux qui les ont suivis et des nouveaux arrivants d’en partager ses ressources, de même de tous ceux qui ne manqueront pas d’affluer en raison des changements climatiques et des futurs conflits.

  6. Il aurait fallu parler de l’histoire d’exclusion des Premières Nations au Québec mais vous ne le faites pas parce que vous êtes figé dans le temps du vieux rêve souverainiste. La commission Bélanger-Campeau n’a fait aucune mention des autochtones, le rapport Allaire non plus. Lors de la visite des Montagnais à l’Assemblée Nationale, il aurait fallu une longue négociation pour que la délégation soit permise d’y entrer parce que comme le veut leur tradition, ils avaient amené un tam-tam. J’ai la croyance ferme que vous faites exprès de ne pas mentionner ces événements parce que comme la quasi-totalité de vos articles, quand cela ne sert pas les intérêts d’un Québec indépendant, mieux vaut laisser ces détails de côté. Pas sûr non plus que les Mohawks trouvent le peuple québécois très ouvert étant donné l’accueil de pierres jetées qu’ils ont reçu à Oka et les interactions désolantes avec la Sûreté du Québec. Pourquoi ne dites-vous rien de ces histoires? C’est troublant. Vous avez le pouvoir et la portée de rejoindre beaucoup de monde, svp, faites-le.

    • Vos préjugés sur les souverainistes font en sorte que vous avez transformé vos faits en analyse biaisée. Les faits ne doivent pas être justifiés par une idéologie qu’elle quel soit…

    • M. Michaël, je viens de lire votre commentaire, je le trouve particulièrement non-inclusif et à côté de l’histoire. Je suis un citoyen de Châteauguay, j’ai connu de très près la crise d’Oka , moi et ma famille l’ont également subi. J’ai trouvé cela indigne le «garrochage» de roches, mais vous prenez un incident mais les autres incidents que nous avons vécu, et je n’étais pas aux barricades, j’essayais de rendre la vie la plus normale possible pour mes enfants, je ne suis pas parti comme bon nombre de mes concitoyens qui comme nous vivons près de la «réserve» créée par le gouvernement fédéral. Nous avons eu peur, l’avez-vous vécu? Nous oui. Savez vous ce qu’était le parcours pour se rendre à Montréal? Autre méconnaissance que vous avez. Je travaillais pour la Commission Scolaire de Châteauguay, et il a fallu obtenir de la formation pour le personnel pour des situations d’urgence et pour un retour à l’école pour des enfants qui vivaient tout comme le personnel et les parents une anxiété incroyable. Les tanks qui parcouraient dans Châteauguay, un bunker de sac de sables et de mitraillettes créés en arrière de chez moi. Les nombreux citoyens de Châteauguay qui ont connus la charge, les blessures et la prison par des policiers municipaux et surtout ceux de la SQ. Moi je me souviens, pas vous M. Michaël, il vous manque un grand bout d’histoire. Personne n’était là pour nous, et surtout le policier tué comme un lapin, expliquer cela à sa conjointe et à ses enfants. Jacques Laberge

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