Éric Duhaime: l’anguille

C’est un talent. Répondre, du tac au tac, à côté de la question. Refuser de dénoncer une situation ici (le siège d’Ottawa) parce qu’il y en a une pire ailleurs (une manifestation violente en Colombie-Britannique). Faire comme si la totalité des mesures sanitaires avait été inutile parce que rien ne prouve que deux d’entre elles, le couvre-feu et le passeport sanitaire, sont liées à une diminution du nombre de morts. Surtout, se présenter en rassembleur « de tous les Québécois » en voulant porter à l’Assemblée nationale la voix du refus de la solidarité sanitaire.

Éric Duhaime a offert dimanche soir, sur le plateau de Tout le monde en parle, une prestation qui marque un nouveau jalon dans sa capacité de fédérer les mécontents. Guy A. Lepage ne l’avait pas invité pour lui dérouler le tapis rouge. Il s’était préparé davantage à débattre qu’à interviewer. Les questions étaient claires. Les réponses nous entraînaient dans un curieux monde parallèle où l’exception est la règle et où le déni sert de vérité. Il n’est pas donné au premier venu d’affirmer ces choses avec aplomb et de leur donner l’apparence de la crédibilité et une patine de responsabilité (refus de participer aux manifs, par exemple). Dans un réflexe qui trahit mon âge, j’ai voulu lancer au chef conservateur, par-delà les ondes hertziennes : « Robert Bourassa, sort de ce corps ! »

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Oui, car Éric Duhaime m’apparaît comme un avatar de celui qui a mené le Québec dans une ère où on distinguait de plus en plus difficilement le vrai du faux. Le regretté journaliste Jean V. Dufresne disait de Bourassa qu’il incarnait « l’arabesque luxuriante du bretzel ». D’autres, moins inspirés, disaient qu’il était une anguille. Ce qu’est devenu, dimanche, Duhaime.

Je ne dis pas que toutes ses réponses avaient la viscosité du poisson serpentiforme. Il a parfois dit exactement le contraire de la vérité. Affirmer que « les 125 députés pensent tous comme François Legault » sur la question de la pandémie, c’est ignorer toutes les périodes de questions tenues depuis le début de la crise. Dire que le gouvernement de la CAQ n’a rien fait en trois ans pour augmenter la capacité hospitalière, c’est faire l’impasse sur une série ininterrompue d’augmentation de salaires, de primes au retour, de formations accélérées, de signatures d’ententes historiques pour améliorer les choses. On peut dire que ça ne suffit pas. Mais affirmer que ça n’existe pas est une insulte à la vérité.

« Comment ça se fait qu’ils n’ont pas fait appel au secteur privé » a-t-il demandé plus d’une fois, ajoutant qu’il aurait fallu déléguer des tâches à d’autres spécialistes. Le bilan quotidien de la crise de la COVID-19 fait par le ministère de la Santé mesure pourtant l’impact de la mobilisation sans précédent des cliniques privées pour soulager le réseau hospitalier. Les tâches des infirmières et des pharmaciens ont été élargies avant et pendant la crise. Duhaime fait semblant que cela n’existe pas, mais il ne peut citer qu’un cas ayant attiré son attention : la vaccination en pharmacie privée. Justement. Désormais, elle existe.

Au chef conservateur qui fait de l’augmentation de la participation du privé la clé de sa future réforme, je pourrais citer un autre cas où le privé s’est distingué pendant la crise. Les pires cas de maltraitance aux aînés ont eu lieu dans des CHSLD privés.

Combien de morts de plus aurions-nous déplorées si on avait suivi les conseils sanitaires d’Éric Duhaime ? Guy A. Lepage a posé la question, citant le cas de la Floride. Le nombre de morts par habitant y est le double de chez nous. Là, le gouverneur républicain semble être, sur ces questions, un clone de M. Duhaime. C’est qu’en Floride, « la population est beaucoup plus âgée », a fait valoir le chef du Parti conservateur du Québec dimanche. En effet, il y a 21 % de personnes de 65 ans et plus en Floride, donc logiquement le double du Québec qui en compte… 19 % ! Oups !

Nous avons donc à peu près la réponse à la question posée. Que se serait-il passé si, dans une version bretzel de notre histoire récente, Éric Duhaime avait été premier ministre du Québec pendant la crise ? Les embaumeurs et les fossoyeurs auraient été nettement plus occupés qu’ils ne l’ont été jusqu’ici.

Duhaime aurait hérité du système de santé en lambeaux légué par l’équipe Barrette-Couillard. L’antisyndicalisme intrinsèque du chef conservateur l’aurait-il conduit à se montrer plus généreux que la CAQ envers les préposés aux bénéficiaires et les infirmières ? Son biais pro-privé l’aurait-il incité à serrer la vis aux agences privées, comme tente de le faire le ministre Christian Dubé ? Sa volonté affichée de sabrer davantage encore des postes de cadres à la Santé (dans une de ses rares admissions, le Dr Barrette avoue en avoir trop viré) lui aurait-il permis d’embaucher en catastrophe des directeurs dans chaque établissement, leur absence ayant été un facteur aggravant de la désorganisation ?

Dans une belle litanie, Duhaime a expliqué dimanche que les gouvernements nous avaient bernés. Nous promettant la liberté si on portait le masque, puis la liberté après 28 jours de confinement, puis la liberté si 70 % d’entre nous étaient vaccinés, pour nous décevoir chaque fois un peu plus. Doit-on en comprendre qu’avec la méthode Duhaime, face à un ennemi changeant, si sa première mesure n’avait pas fonctionné, il aurait simplement abandonné la partie ?

François Legault n’est pas mon héros, comme chacun le sait. Mais Éric Duhaime est à des années-lumière de celui qui l’est, Franklin Roosevelt. Face à la grande crise, Roosevelt disait une chose sensée et simple : « Prenez une méthode et essayez-la. Si elle échoue, admettez-le franchement et essayez-en une autre. Mais, par-dessus tout, essayez quelque chose ! »

Il faut donc prendre Éric Duhaime au sérieux. Et comprendre que ce qu’il dit ne l’est pas.

(Ce texte a d’abord été publié dans Le Devoir.)


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5 avis sur « Éric Duhaime: l’anguille »

  1. L’anecdote du tireur posté dans le dos de De Gaulle pendant son entrevue avec Roosevelt (sans doute en juillet 1944), je l’ai lue dans un livre, mais je ne me rappelle plus lequel. Je suis incapable d’en retrouver la trace sur internet.

    Admettons qu’elle soit fausse. Même vraie, elle ne démontrerait en rien l’intention, de la part de Roosevelt, de se débarrasser physiquement de De Gaulle, mais seulement une méfiance extrême envers cet homme (ceci au moins est avéré) qu’il considérait comme un dictateur en puissance si un jour il devait diriger la France.

  2. M. Lisée,
    Permettez-moi de souligner que la Johns Hopkins University ne considère pas le nombre de décès par habitant comme étant un ratio significatif pour mesurer l’incidence de cette pandémie.
    Incontestablement, une population plus nombreuse enregistrera toujours plus de décès (toutes causes confondues) qu’une communauté moins importante. La question de M. Lepage manquait donc de discernement puisqu’il s’agit plutôt de quantifier le nombre de décès attribuables à la Covid chez les personnes infectées. Ainsi, sur les statistiques de la JHU d’aujourd’hui:

    TOTAL Derniers 28 JOURS
    QC FL QC FL
    Nombre de cas: 917,277 5,818,706 74,347 397,951
    Nombre de décès: 13,931 69,533 967 4,587
    Ratio décès / cas: 1.52% 1.20% 1.30% 1.15%

    Oups! pas de quoi de se péter les bretelles, même avec notre taux d’inoculation 30% supérieur à celui de la Floride. Serions-nous laxistes à ce point envers les mesures sanitaires les plus élémentaires ?

  3. Je suis surpris d’apprendre que Franklin Roosevelt est votre héros.

    C’est vous qui m’avez appris (Dans l’oeil de l’aigle) que Roosevelt avait écrit à Mackenzie King pour lui suggérer d’encourager les Canadiens français du Québec à déménager en grand nombre dans l’ouest du pays afin de faire disparaître la langue française au Canada. Roosevelt était visiblement agacé par l’existence d’un peuple non anglophone au nord de son pays.

    À propos, je ne me rappelle plus où j’ai lu que Roosevelt avait posté un tireur d’élite dans le dos du général De Gaulle lors d’un tête-à-tête avec lui pendant la seconde guerre mondiale parce qu’il craignait que De Gaulle tente de l’assassiner. N’ai-je pas aussi appris cela dans votre livre ?

  4. Dans la revue de fin d’année d’Infoman, il disait qu’il était « philosophiquement non-vacciné » (il est vacciné). C’est du grand n’importe quoi. Mais en le félicitant d’être un champion du « n’importe quoi », on ne fait que valider le personnage et son message.

    Laissons les élections faire leur travail et défendre les positions les plus absurdes ainsi que celles de ses candidats (cela ne serait manquer). On pourra juger après coup de son « habilité ».

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